الخميس، ١٧ أيار ٢٠٠٧

Qi a inventé Les Africains?

Qui a inventé Les Africains ?

Hassan Musa



Les douaniers du Monde Noir
Si , en tant qu’ artiste, vous voulez participer à l’une de ces grandes manifestations saisonnières qui célébrent la culture africaine dans les capitales occidentales , vous devez remplir un certain nombre de conditions. D’abord il faut être né quelque part en Afrique, de préférence en Afrique noire. Secondo, il vaut mieux être accessible, voire résider à une proximité géographique pratique par rapport au lieu de la manifestation. L’Afrique est trop loin ! Si vous ne remplissez pas les deux conditions mentionnées
ci-dessus, vous aurez encore une chance d’ y être si vous êtes de peau noire comme les Noirs américains, français ou britanniques, dits “ African Diaspora”. Ainsi, en ma qualité de créateur africain, noir et diasporisé dans la proximité européenne, j’ ai pu, en Septembre1995, participer à l’une des grandes manifestations européennes consacrée à l’art contemporain des Africains. C’était “ Africa 95”. J’ y ai rencontré un grand nombre d’ Africains, artistes , écrivains , historiens d’ art , et commissaires d’ exposition. J’ ai même rencontré des Américains et des Britanniques noirs qui se posaient des questions sur l’ authenticité de l’ africanité des nord africains dont un groupe était exposé à Londres dans la même manifestation .
C’ était une drôle de discussion ! D’une part, il y avait deux artistes noirs, dont l’un né et vivant à Londres depuis toujours et l’ autre, américain, d’ autre part , il y avait moi qui me sens à la fois arabe, africain et occidental. Selon les arguments qu’ils présentaient, les Nord- Africains seraient étrangers au continent africain, “ils sont venus
d’ailleurs !”. Cela m’ a rappelé des débats qui ont nourri la crise “diplomatique” autour du Deuxième Festival International de la Culture Noire et Africaine de Lagos en 1976. Je dis crise “diplomatique” car deux pays africains, le Sénégal et le Nigéria, impliqués dans l’ organisation de cette manifestation, ont engagé un bras de fer diplomatique impressionant à partir d’ une divergence conceptuelle sur la définition de la culture africaine. Les Sénégalais qui avaient conçu et organisé le Premier Festival, exclusivement sur la dimension nègre de la culture africaine, définie comme culture des communautés noires( où qu’ elles se trouvent dans le monde), n’ont pas accepté
“l’écart “ que les Nigériens ont opèré en élargissant la portée de l’évènement de manière à inclure tous les Africains, y compris les Nord- Africains. La situation s’ est aggravée lorsque les autorités nigériennes ont destitué le secrétaire général du comité international du Festival, le sénégalais Ali Diop. A la suite de cela, la presse nationale des deux pays a pris le relais et transformé le débat en une affaire d’ honneur national. Si ce débat n’a pas entrainé d’ autres pays africains, c’ est que la majorité des observateurs savaient que derrière la querelle sur le concept abstrait il y avait là, la géopolitique de la guerre froide en Afrique. Le régime du père de la négritude qui parlait au nom des pays francophones de l’ Afrique sud- saharienne, voire même au nom de la France, était en situation critique, partagé entre le sentiment panafricaniste dominant de l’époque et la volonté politique d’une France, à laquelle il doit tout , et qui,
il y a quelques années, ne cachait pas son soutien total aux sécessionnistes du Biafra, alors principale zone de production pétrolière du Nigeria. Mais les deux frères de “sang noir” avec lesquels je discutais n’avaient rien à voir et ne voulaient rien savoir sur la géopolitique de l’ Afrique.
Ils étaient noirs, ils avaient des idées noires et ils portaient des lunettes noires afin de ne voir que la part noire de l’ univers et ils considèraient que cela les autorisait à réorganiser l’Afrique. A ce stade de la discussion, j’ ai pu me rendre compte de la portée de l’ action de Nelson Mandela qui, après l’ Apartheid, a accepté les sud Africains blancs comme de simples compatriotes à la peau claire, même s’ils sont arrivés sur le continent africain, beaucoup plus tard que les Arabes en Afrique du Nord !
En faisant valoir la couleur noire de leur peau, mes interlocuteurs dissimulaient à peine leur rêve du retour à la “ Mother Africa”. Pour eux, nous sommes tous, y compris
moi- même, des membres d’ une grande communauté d’ Africains expatriés et dispersés à travers le monde : une Diaspora !
Diaspora ? Moi ? Qu’est ce que j’ai fait au Bon Dieu pour mériter un destin si biblique? Si diaspora il y a dans mon existence, ce serait ce que j’ ai vécu avant de quitter mon Soudan natal lorsque j’ai atterri en France, terre promise où mon “exil africain” s’est achevé. La légende dit que les gens de la diaspora doivent voir un
“signe” qui leur indique la fin de l’errance. Mon signe à moi ,ce fut le papier! Je l’ ai compris un jour où je me suis trouvé dans une grande papèterie lilloise devant des étagères du rayon papier. J’y ai découvert une dizaine de variantes de papiers aquarelles. J’ai retiré les belles feuilles, je les ai examinées, palpées, senties et j’ ai même eu l’ envie d’en mâcher tellement je me suis senti enchanté. Moi, qui avais
appris comment laver au savon et repasser les vieilles feuilles déja peintes pour les blanchir avant de les repeindre. En effet, une feuille d’ aquarelle vierge est encore un objet rare à l’ école des Beaux Arts de Khartoum , lieu inspiré de mes années soixante-dix. Lieu où j’ ai appris à apprécier les aquarellistes les plus divers de Dürer à Sam Francis en passant par Turner, Schiele et les autres.
Diaspora? Non merci les amis, je n’ envisage pas un “retour” en Afrique, ni au Libéria ni en Ethiopie, ni en Israël. Ma “ terre promise” est ici. Je me la suis promise le jour où j’ai mis les pieds à l’ école moderne. Le jour où je me suis défini en tant que personne moderne occidentale et extra-européenne, car je ne vois pas pourquoi je dois retourner dans la “Gôla” (captivité ou déportation en hébreu) parmi les païens et les
néo-colonisés chroniques , rien que pour préserver mon identité culturelle d’ Africain. Cette identité africaine à laquelle les Européens et les Américains de peau noire
m’ assignent- parce qu’ils savent que je suis né sur le continent noir- m’est aussi distante, voire étrangère, que je me sens libre de l’ embrasser ou de la rejeter selon que j’ y trouve, ou pas, un intérêt pour mon existence. Tandis que “ mon” identité culturelle d’occidental extra-européen ne me permet pas un recul suffisant qui m’autorise une attitude d’ arbitre entre être ou ne pas être. D’ ailleurs, cette posture d’ arbitre sur la question de l’ identité ne manque pas d’ ambigüité. En effet, si c’est en m’ appuyant sur mon identité culturelle que je me sens capable d’ opérer mes choix existentiels, alors le fait même de vouloir délibérement prendre position par rapport à “mon” identité africaine ne peut que confirmer la futilité d’une identité africaine qui sert à faire valoir
l’ubiquité d’ une identité occidentale assez forte pour vouloir se voir travestie en “autre”!
D’ailleurs personne n’a jamais demandé aux colonisés si ils voulaient ou non , être intégrés dans la tradition occidentale. On les a embarqué dedans et ils se sont mis là où on leur a laissé une place .
- Mais tu es completement aliéné mon frère ! s’ exclama mon frère du sang noir. (Je vous ai dit que c’ était une drôle de discussion ! )
- Aliéné de quoi?
- De ta culture africaine.
- Laquelle ?
- Qu’est ce que tu veux dire par ça?
- Je veux dire que chacun porte “sa” culture africaine .Chez moi, au Soudan, quand
l’ Hotel Méridien a ouvert à Khartoum à la fin des années soixante -dix, il y avait à côté du restaurant de l’ hôtel, une petite cafétéria que le gérant francais de l’ hôtel avait décidé d’ appeler “le coin du café soudanais”. Dans un décor des Mille et une Nuits, quelques jeunes serveuses, déguisées en Schéhrazades hollywoodiennes, servaient le café aux touristes .Bien entendu, les Soudanais, qui sont en majorité, des buveurs de thé, ont découvert ce “coin du café soudanais” avec le même étonnement exotique que les touristes européens. Puis, des couples et des familles de la classe moyenne de Khartoum, se sont mis à” fréquenter” le coin du café soudanais ( pour y boire du thé ), et en quelques mois, le souhait du gérant de l’ Hôtel Meridien s’ est concrétisé en un véritable “coin du café soudanais” grâce à la persévérance de ses clients soudanais .
La morale de cette histoire est que seuls les Africains sont en mesure de produire une culture qu’on peut qualifier d’ africaine, même si ce qu’ils produisent n’est pas conforme aux normes d’une certaine authenticité africaine conservée par quelques “spécialistes “ de la culture africaine ! Cette liberté dont disposent les Africains par rapport à la définition de leurs cultures pourrait s’ étendre à tous les domaines, mais aussi à tous les extrèmes, y compris cette extrème, ambigüe mais légitime, qui consiste à s’approprier la représentation européenne de ce qu’est la culture africaine. Une appropriation pragmatique qui devient réalité culturelle du moment où les Africains y trouvent leur compte. C’ est justement là, dans le labyrinthe des intérêts nationaux et internationaux qu’il faut examiner l’ évolution de ce qu’on nomme depuis la fin des années soixante “l’ art africain contemporain” et que - avec quelques amis artistes soudanais - nous nommons “l’ Artafricanisme” . Un art qui se développe dans les métropoles d’ Europe, d’ Amérique et d’ Afrique parce que certaines autorités y trouvent un intérêt éthique ou politique, voire économique .
Bien entendu, la liberté que les habitants de l’ Afrique prennent avec leur patrimoine culturel n’ est pas bonne pour le” business” ethno-esthétique qui s’ est constitué un capital culturel- et politique !- international sur l’image d’ une immuable - bien qu’insaisissable- authenticité culturelle africaine. Cet “Art Africain Contemporain” n’est, à mon avis, qu’une proposition culturelle européenne parmi d’ autres, un “isme” adressé aux Européens qui regardent vers l’ Afrique. Bien entendu, les Africains qui
l’acceptent, le valident en tant qu’art africain parmi d’autres. Mais cette liberté là,
la liberté d’ altérer les schémas mentaux européens, la liberté de choisir les formes artistiques qui les intéressent, indifférement à leur compatibilité avec une quelconque tradition africaine ancestrale, cette liberté là est interdite aux créateurs africains. Ainsi, il y aura toujours des Européens capables d’interpeler les Africains , dans un “coin du Café soudanais”, quelque part en Afrique, pour leur exprimer leurs inquiétudes sur le sort de l’ authenticité culturelle africaine, parce que ce “manièrisme” africain renvoit les européens à une évidence inconfortable : l’impossibilité d’assigner les Africains au “ rôle “ d’ Africains que les Européens ont défini à partir d’ une conception européenne du monde . Au delà des artistes africains, les Africains sont systèmatiquement renvoyés à une certaine Afrique considèrée , par ses négrologues européens et africains, comme le paradis perdu de la pureté ethnique et culturelle. Dans cette Afrique, les diversités des cultures africaines sont réduites à une sorte de culture africaine purifiée de tous les éléments étrangers à l’ authenticité négrologique du continent. Déposséder les Africains de leurs diversités ethniques et culturelles pourrait s’apparenter à un manque de délicatesse intellectuelle lorsque cela émane de la part du commun des mortels oeuvrant au Ministère de la Cooperation,
à la AFAA( Association Française d’ Action Artistique ) ou même à la FIFA etc. .


Cependant, cela devient une grossièreté méthodologique de la part de ceux qui se considèrent comme les scientifiques de la culture en Afrique. Car il ne faut pas être “spécialiste de l’Afrique” pour comprendre que l’Afrique n’ échappe pas à la complexité du monde .
Susan Vogel , figure incontournable dans le petit monde de l’ art africain contemporain, offre une bonne illustration d’un regard délibérément approximatif sur la réalité culturelle en Afrique. Dans son introduction pour le catalogue de l’une des plus grandes expositions consacrées à l’art africain contemporain : “ Africa Explores : 20th Century African Art”, (1) Susan Vogel pense que la vie et les arts des Africains ont été altérés de manière négative par la progression de l’Islam et du Christianisme. Bien entendu, S. Vogel ne reconnait pas l’Islam et le Christianisme comme religions africaines, même si les chrétiens d’ Egypte et d’ Ethiopie ( chrétiens depuis plus de 14 siècles) et les musulmans de la moitié du continent se considèrent également africains ! Qu’ Allah bénisse Katib Yacine, grand écrivain algérien francophone, qui disait : “ la langue française est un butin de guerre” lorsque ses amis nationalistes arabes lui reprochaient d’ écrire dans la langue des colonisateurs! Mais ce genre de guerre où le butin est partagé entre vainqueurs et vaincus est trop subtile pour ceux qui se placent d’emblée de ce qu’ ils considèrent comme “le bon côté “, celui des vainqueurs.
La question qui s’impose dans cette occurrence n’est pas très “ correcte” mais elle est nécessaire pour saisir la complexité de la situation de l’ art africain en Amérique : En quoi le choix du “ bon côté” chez S. Vogel, principale initiatrice d’une exposition qui présente l’ art africain contemporain comme une exclusivité négrologique, pourrait rester indifférent à la situation socio-politique de l’actuelle société américaine? Il fut un temps où des philanthropes américains sont parvenus à renvoyer des américains noirs au Libéria pour y fonder une première utopie de la purification ethnique à l’ americaine, une variante de la réserve indienne hors l’Amérique. C’était une entreprise très coûteuse à l’époque comme c’est encore trop coûteux aujourd’hui.
De nos jours, certains Américains trouvent qu’il est plus pratique, et plus correct de renvoyer les noirs Americains dans la réserve de l’ artafricanisme. Soutenue par une mécénat puissant, l’ entreprise de l’ artafricanisme semble fonctionner efficacement , non seulement en Amérique mais également en Afrique , car nombreux sont les artistes noirs américains et africains qui trouvent un intérêt esthétique dans le projet que leur propose la machine de l’ ethnoesthétisme européen. En adoptant ce projet, les artistes africains le valident comme art africain contemporain, tandis que les artistes noirs américains en font une variante communautaire de l’ art américain contemporain. Ceci étant dit, adhérer à l’artafricanisme n’est pas une obligation pour les créateurs africains ,comme il ne l’est pas pour artistes américains ayant une peau noire, à partir du moment où ces artistes pensent leur art autrement que selon les mystérieuses normes de l’ authenticité africaine. C’ est une option parmi d’ autres que certains artistes européens ( Modigliani, Picasso etc.) ont su prendre à un moment de l’histoire de l’art moderne européen. Or la tendance dominante dans la plupart des institutions du patronage de l’art africain contemporain, qu’elles soient en Afrique , en Europe ou en Amérique est d’imposer “l’ artafricanisme” comme voie unique à tous les artistes africains contemporains, voire à tous les artistes à la peau noire qu’ils soient africains ou pas. Tant mieux pour les artistes noirs américains qui y trouvent un intérêt politique, dans le contexte de la discrimination raciale positive des Etat Unis d’aujourd’hui. Mais cela ne concerne pas nécessairement les artistes africains qui pourraient aspirer à une définition moins étroite pour leur art .
Au Soudan des années soixante-dix, l’ Etat de la classe moyenne arabo-musulmane a favorisé l’ installation officielle d’ une tendance artistique dite de “ l’ Ecole de Khartoum” dans les arts plastiques.
L’ objectif déclaré des animateurs de l’ Ecole de Khartoum (dont certains comme Salahi, Shibrain et Abdelaal étaient des hauts responsables dans les appareil de l’Etat et du parti unique au pouvoir ainsi qu’à l’ Ecole des Beaux Arts de Khartoum) était de restaurer une authenticité culturelle soudanaise. L’“Art Soudanais” qu’ils soutenaient était l’expression d’un métissage d’éléments traditionnels africains et arabes. Mais ce métissage des cultures devait se faire dans le cadre de la culture islamique. Dans leurs productions- notamment graphiques- l’ accent était mis sur les références à la calligraphie arabe et aux ornements dits “ africains” . L’ âge d’ or de l’ Ecole de Khartoum a été également marqué par la marginalisation de nombreux artistes soudanais importants restés dans l’ ombre car leur travail n’ était pas intégrable dans la perspective idéologique officielle (2). Le mécénat “ idéologique” semble être le seul mécénat important dont bénéficient les formes modernes de l’ art en Afrique. Une situation proche de celle du Soudan est mentionnée par S. Littlefield Kasfir dans son livre bien documenté “ L’ Art contemporain Africain” . L’ éclairage que Littlefield Kasfir offre sur la situation sénégalaise est valable pour de nombreux pays africains :
“ S’ il est vrai que l’appui dont ont bénéficié les artistes sous le patronage de Senghor a été extraordinaire, il avait en revanche de sérieuses limites , car pour recevoir le soutien total du gouvernement, les artistes devaient souscrire à l’ idéologie officielle de la négritude qui, une fois transposée à une série de pratique formelles, finissait par engendrer sa propre forme d’académisme. Ce qui avait commencé comme une expérience faisant preuve d’un esprit d’ouverture, évolua et se durcit en une politique culturelle officielle, entraînant la disparition de toute critique sensée.”(3)

Les vigiles de l’ Utopie

A Londres, lors de la manifestation “Africa 95”, le débat sur la définition de l’ art africain contemporain était inévitable lors du colloque “ African Artists, school,studio and society”, organisé par la “ School of Oriental and African Studies”. Une discussion passionnée eut lieu autour des propos de Jean Clair publiés dans “The Art Newspaper” de Juin 95. Les propos de Jean Clair furent interpretés comme l ‘illustration d’une certaine résistance européenne à l’ idée d’ un art africain contemporain. Interrogé sur sa position à l’égard de la participation des artistes du Tiers Monde à la Biennale, Jean Clair, alors Directeur de la Biennale de Venise, avait déclaré :
“ J’ai toujours trouvé cela complétement aberrant, l’idée que nous avons de l’art ou de l’activité artistique est strictement restreinte à l’ Occident et toute intention pseudo-généreuse d’ouvrir nos musées, galeries et biennales aux “artistes” du Tiers- Monde, représente, à mon avis, la touche finale d’un néo-colonialisme erroné. (...) Ainsi il n’ y aura pas d’ artistes du Tiers Monde. Cela serait un abus du pouvoir, un abus de langage, et pourrait impliquer un amalgame de choses complètement incompatibles.
D’autre part, le problème majeur de cette fin de siècle sera soulevé, celui des cultures étrangères à la culture occidentale, qui ont une conception de l’image, de ses pouvoirs et de ses statuts bien différente de la notre. A présent , ces cultures
s’accroissent dans une phase conquérante de telle sorte que nous ne pouvons pas être tout à fait sûrs que les grands musées que nous ouvrons seront encore là dans
quelques années. Quand on regarde ce qui se passe actuellement en Algérie...tout ce que nous considérons comme établi, l’ensemble du système culturel basé sur le culte de de l’image , pourrait être complétement balayé en deux ou trois décennies. Je dis cela avec une totale sérénité. Ce n’ est pas une vision pessimiste des choses. Je crois que les civilisations évoluent et disparaissent” .


Que faire de tels propos ? Les condamner au nom de l’ égalité entre les cultures serait manquer de respect à un homme de la finesse intellectuelle de Jean Clair, d’autant plus que ces réflexions “ prémonitoires” gagnent en gravité quant on les relit après la récente destruction des statues de Boudha par le régime afghan des talibans.
Certes le propos de J. Clair évoque la célébre parole de Rudyard Kipling :
“Oh, East is East , and West is West, and Never the twain shal meet,
Till Earth and Sky stand presently at God’s great Judgment Seat..”
Mais si Kipling , dans sa “Balade d’Est en Ouest” , affiche la fierté d’ un conquérant colonial , J. Clair, dans une parole en forme de Boomrang, exprime son inquiétude à
l’égard des effets pervers du néocolonialisme sur les cultures du Tiers Monde. Mais de là où il parle , de là où il dit “nous”, son propos s’ouvre sur un ambitieux projet culturel dont la finalité serait de préserver l’ intégrité culturelle de ceux du Tiers Monde comme celle des occidentaux :
Que chacun reste chez soi ! ( Comme ça le village de Colombey-les -deux-Eglises - cher au Général de Gaulle - n’aura pas deux mosquées!)
Cependant cette volonté de préserver l’intégrité de l’art européen d’éventuelles profanations tiers-mondistes, semble arriver trop tard , car les artistes européens ont beaucoup voyagé “ailleurs” que dans le monde occidental. Ils ont en quelque sorte suivi le mouvement de l’histoire coloniale et néo coloniale. Ils ont voyagé avec les troupes, ils ont dominé avec les colonisateurs, ils ont vampirisé avec les
néo-colonisateurs , et maintenant ils se métissent avec les Autres sous l’ oeil
bienveillant des machines globalisantes. Qui peut leur jeter la pierre à ces braves gens ? Moi, bien entendu, en ma qualité de fils illégitime d’une tragique adultération néo-coloniale du rêve humanitaire, je peux jeter la pierre aux artistes européens qui ont abusé de ce privilège coupable de ne pas être les victimes dans un monde partagé entre victimes et bourreaux. Mais pour l’instant, jeter la pierre aux artistes européens n’est pas une priorité. La priorité est d’en faire des alliés dans le combat contre l’ exclusion et pour un partage plus équitable des biens de ce monde. Comment? Je ne sais pas encore mais je le saurais peut être en cherchant avec ces alliés rusés que sont les artistes.
Vouloir fermer les portes des musées, galeries et biennales du monde occidental aux artistes du Tiers Monde ne semble pas être la bonne solution non plus, puisqu’ils y sont déjà. Actuellement il n’ y a pas une métropole occidentale qui se respecte, qui n’ait pas son ou ses institutions muséales consacrées aux arts extra européens. Dans un sens, les propos de Jean Clair ne servent donc qu’à irriter les artistes qui se disent artistes du Tiers Monde et leurs protecteurs européens. Mais au delà de la colère des uns et des autres, les propos de Jean Clair posent le problème de ces institutions
“pseudo-généreuses” qui oeuvrent en faveur des artistes extra européens.
En ce sens, les soupçons d’ abus moral néocolonialiste que Jean Clair adresse aux institutions européennes du patronage de l’art extra-européen semblent légitimes.
En effet, les propos de Jean Clair mettent en question le rôle ambigüe des mécènes européens de l’art contemporain extra-européen. Ces mécènes qui se spécialisent dans des catégories de l’ art extra européen finissent par se déclarer “experts” en la matière. Et comme ils sont liés entre eux, ils finissent par former un réseau de personnes qui se retrouvent régulièrement, au cours de manifestations artistiques organisées ici et là par des Etats ou par des institutions et des fondations privées. Cependant, si on prend l’exemple de l’art africain contemporain comme une raison d’être de cet extraordinaire réseau de professionnels, on constate que cet art africain semble rester curieusement etranger non seulement aux Africains mais aussi au marché de l’ art international.


L’art africain contemporain n’ est pas “coté” au même marché de l’art que l’ art européen, bien que certains collectionneurs et certains commissaires d’ art ethnique y voient “ le business de demain”. Il serait aberrant de dire que l ‘art africain contemporain “échappe” à la loi du marché, car rien n’ échappe à La Loi du monotheïsme marchand. Mais la complexité des liens entre les Africains et les Européens affecte de manière très particulière le type du marché que la société capitaliste contemporaine réserve à la production des artistes africains . Jusqu’à maintenant, l’Europe laisse aux artistes africains une” part de marché symbolique”, car l’ art africain reste pour les Européens le lieu de tous les phantasmes. On y dispose de la plus grande liberté de refaire l’image du monde, celle des Africains (les éternels “Autres” ) et de soi-même selon les humeurs et les circonstances .. L ‘art africain, selon Pierre Gaudibert, qui a organisé, en septembre 1990, une exposition de 64 artistes sénégalais contemporains à l’Arche de La Défense, “est une grande réserve du sacré” et les artistes européens, en manque de sacré, peuvent y ” puiser leur force”. Mais
l’art africain est aussi l’eldorado de tous les samaritains des cultures ( ethniques) en danger, à l’ image de Horst Schauer-Köller, un collectionneur allemand, qui a ouvert à Paris , en 1994, une galerie d’ art pour exposer la production des artistes arabes et africains . interviewvé par la revue Jeune Afrique(13 mars 94), il déclare: “(...)Je me suis pas mal promené, au Maghreb, en Afrique et (...) j’ ai vu le travail remarquable accompli par les artistes de ces pays. Je voulais montrer qu’ils ont la même valeur que les artistes français, européens ou américains. Certains font même des choses beaucoup plus intéressantes , plus fortes (...) Et puis, je pense sincèrement qu’ils ont quelque chose à dire au monde occidental. Mais le public occidental, souvent, ne connait même pas les plus célèbres des artistes arabes et africains (...) Il m’a semblé qu’ il y avait là, sinon une injustice, du moins une aberration”.
Pratiquement , il n’y a pas un seul montreur d’ art africain qui ne soit animé par un projet de “ sauver” les artistes africains. Mon projet préféré reste celui de Catherine M. dans le livre de C. Millet “La vie sexuelle de Catherine M.” (p.11) : “Parvenue à l’ âge de fréquenter le catéchisme, j’ai un jour demandé un entretien au prêtre. Le problème qu’ il fallait que je lui expose était le suivant : je voulais devenir religieuse, “ épouser Dieu” et partir missionnaire dans une Afrique où pullulaient les peuplades démunies, mais je souhaitais aussi avoir maris et enfants.Le prêtre était un homme laconique qui coupa court à l’entretien, jugeant ma préocupation prématurée.”
Dommage que Catherine M. ne soit pas venue nous sauver en Afrique comme elle a sauvé l’Art Contemporain en France. Les prêtres du néocolonialisme nous ont envoyé des professionnels de l’ artafricanisme qui voient l’Afrique comme une réserve
d’artistes prêts à se vendre pour parvenir à payer, en “monnaie de sang” noir, le prix de la survie dans le monde de l’ art européen .
La situation de la mise hors le marché réel que vivent les artistes africains pourrait légitimer les soupçons de Jean Clair à propos de la nature du mécénat que les artistes extra-européens subissent dans certaines institutions européennes du patronage .Des institutions “réserves“ où chaque catégorie ethnique a sa ou ses lieux d’ exposition, bien que, lors de certaines occasions , tous ”ces gens là” se retrouvent dans un bloc uni en tant que l’ “autre” de l’ Occident européen.
Dans les “ réserves” consacrées aux artistes africains, les créateurs sont exposés notamment , voire uniquement, en leur qualité de personnes noires porteuses d’une âme négre et c’ est peut être cela qui explique que des catégories politiques absurdes comme l’ Afrique Noire et l’ Afrique Blanche soient encore entretenues dans l’ esprit des montreurs de l’ art africain.

Tout au long de leur relation à l’ Afrique, les Européens ont élaboré un artisanat particulier de l’ exposition à l’ égard des produits de la culture africaine.
Un artisanat défini , d’ une part, par certains ethnologues qui se sont improvisés commissaires d’exposition, à une époque où “l’ exposition d’ art ” a évolué en une discipline artistique à part entière et, d’ autre part, par une foule de trafiquants -incluant entre autres ,des commissaires d’ expositions (qu’est ce qu’un commissaire
d’exposition?) - tous amateurs d’ ethnologie. Aujourd’hui, plus personne ne soupçonne
l ‘ethnologie d’une quelconque intention malveillante à l’ égard des peuples extra-européens car, l’ethnologie, ce cheval de Troie colonial, s’ est métamorphosée, sur la scène médiatique européenne, en une icône du Tiers-mondisme militant.
Cependant, si les ethnologues ont contribué à l’introduction et au maintien de l’art africain sur la scène artistique européenne, ils ont, en même temps, marqué cet art africain du sceau de l’ ethno- esthétisme. Les commissaires d’expositions, ayant découvert l’art africain dans le regard des ethnologues, ont donc défini un espace
d’exposition dans lequel la référence ethnologique est devenue systèmatique. L’art qui vient de l’ Afrique a donc nécessité une nouvelle mise en scène inspirée par l’ attitude ethnologique des commissaires européens. Mais le lien entre l’art africain et l’ethnologie montre que les européens ont, depuis longtemps, choisi de voir l’Afrique à travers les reflets des vitrines des musées ethnographiques. C’est une ruse très habile parce que la vitrine du musée offre une certaine protection comme le celèbre bouclier/ miroir qui permit à Persée de voir le visage de Méduse sans risquer d’être changé en pierre. Dans ce confort moral, les braves visiteurs des musées européens ont pu voir de nombreuses Méduses africaines, depuis que l’Afrique a trouvé sa propre place dans la tradition européenne de l’”installation” muséographique . La mise en scène des corps africains dans les musées européens est une pratique qui s’est constituée entre les lieux de la science (les musées) et ceux du spectacle ( cirque et foires) ou même dans des lieux intermédiaires comme les zoos. C’est ainsi qu’en 1895, le Jardin d’Acclimatation de Paris a exposé des Africains “Achantis” dans des cages. Quelques décennies auparavant, en 1810, Saartje Baartman, jeune femme bochimane, dite “Vénus Hottentote”, avait été envoyée à Londres pour y être montrée dans les amphitheâtres, les salons et les foires. A son arrivée en France “un dresseur d’ animaux
l’intégra à son spectacle (...) Elle mourut en 1815 d’ une inflammation, à la suite de quoi ses organes sexuels furent disséqués. Ces derniers peuvent être vus, aujourd’hui encore, au Musée de l’Homme à Paris.”(4) Mais l’ histoire naturelle de la barbarie européenne en Afrique n’ a pas encore révélé toutes ses horreurs muséologiques :
L’Agence Associated Press a rapporté le 30 juin 2000 que les autorités espagnoles avaient décidé de renvoyer au Botswana, afin qu’il y soit enterré, le corps empaillé d’un homme africain qui était exposé depuis 1916 au Musée de la ville catalane de Banyoles Ce corps a été volé de sa tombe en Botswana, au 19ème siècle, par un empailleur français appelé Edouard Verraux, qui l’ a vendu au naturaliste espagnol Francisco de Darder, qui, à son tour, l’a intégré dans la collection du Musée d’Histoire Naturelle de Banyoles.
La mise en scène de la culture africaine chez les pionniers français de l’ ethnologie africaine ne peut pas échapper à son histoire négro-nécrologique. Un bon nègre est un nègre “empaillé” y ferait écho à la tristement célèbre phrase des racistes blancs qui ont peuplé pendant longtemps les westerns hollywoodiens :” A good indian is a dead indian !”.
Dans la même logique, pour contribuer au financement de la Mission ethnographique Dakar-Djibouti, mission officielle destinée à rapporter des renseignements ethnographiques sur les populations africaines, un gala de boxe fut organisé au Cirque d’ Hiver de Paris le soir du 15 avril 1931.
Al Brown, boxeur noir américain, “mit son titre en jeu pour que la terre de ses ancêtres fut mieux connue, pour que ses “frères de couleur” fussent mieux considérés. Le match - spectacle d’Al Brown, selon les termes de Jean Jamin, dans l’introduction de l’ouvrage Miroir de l’ Afrique de M. Leiris, était appelé ”à mettre en scène - en jeu plutôt -le corps nègre dans ses performances les plus physiques et , par définition, les plus naturelles (...)Le soir du gala (...) quatre gardiens en uniforme du musée ethnographique du Trocadéro avaient été postés aux quatre coins du ring . Ainsi mis sous “surveillance”, le Noir qui combattait ce soir-là préfigurait ces “objets nègres” que , deux ans plus tard, la Mission rapporterait de la terre de ces ancêtres et exposerait dans les galeries renovées du musée d’ ethnographie, dans la même proximité du regard des gardiens”(5).
Dans ce contexte, les artistes africains qui ont compris la nature de l’attente des mécènes européens de l ’art africain, se sont mis au travail, avec acharnement et non sans élégance pour produire des objets extraordinaires d’un art africain européen sans risque. Mais cet art africain reste marqué par le fait qu’il n’a pas sa place dans le marché de l’art car il n’ est pas “plaçable” dans les établissements du marché. Il n’est pas coté, ses artistes ne sont pas répertoriés dans des catégories bien définies et les documents sur leur motivations et leurs conditions de travail sont peu disponibles, voires inexistants. Bref, beaucoup de travail documentaire et conceptuel reste à accomplir pour que les artistes africains puisse intégrer le marché de l’ art .
Mais si les artistes africains n’ existent pas sur les vitrines du marché international de l’art, comment donc expliquer leur notoriété médiatique dans le paysage artistique européen ? Je pense que les artistes africains qui peuplent la scène médiatique actuellement y sont convoqués par les mécènes européens, en tant que témoins de
l’état de la réflexion autour du thème de l’ identité européenne. Mais pourquoi donc les Européens ont -ils besoin des artistes africains pour réfléchir sur leur propre identité culturelle? Pourquoi les Européens, devant le miroir de fin du millénaire, ont -ils besoin de porter le masque de l’ art africain pour regarder l’ état de leur identité ? Quelle sont ces aspects indésirables de la mutation identitaire européenne que le masque de l’art africain pourrait occulter ? Pourquoi tant de médiatisation des inquiétudes européennes sur le sort de l’ identité culturelle des Africains alors que les problèmes réels de survie africaine ou de sous développement africain ne trouvent de la part des média européens qu’une indifférence totale?
Je pense que la culture européenne ne s’est jamais montrée aussi préoccupée par la problématique de l’identité culturelle. Peut être parce que les Européens vivent aujourd’hui l’effondrement de nombreux repères culturels sur lesquels ils avaient construit l’image glorieuse qu’ils ont d’eux même depuis le Moyen Age.
Je pense que ce sujet de l’ identité semble justifier la majorité des manifestations artistiques européennes de ces dix dernières années sur le thème de la confrontation, du dialogue et du métissage entre les identités des uns et des “autres”. Et si Jean Clair, en tant que directeur de l’exposition centrale de la Biennale de Venise de 1995 , construit son exposition, exclusivement européenne, sur le thème ” Identità e alterità”
( Identité et alterité : une Brève histoire du corps humain à travers le siècle) , c’est peut être parce que l’ art est devenu l’un des rares lieux où les Européens peuvent encore s’interroger sur la validité d’ une identité communautaire. Je pense que le thème de
l’exposition de Jean Clair s’ inscrit également dans l’ inquiétude identitaire que les Européens ont, pendant des décennies, projeté sur les Africains. Aujourd’hui, la majorité des expositions européennes sur l’ art africain se définit directement ou indirectement par rapport au thème de l’ identité. Or dans l’état actuel de la crise identitaire européenne, les Africains semblent être plus aptes à porter le fardeau des âmes blanches menacées par une étrange épidémie de mutation existentielle.
Ainsi pour se préserver en tant que telle, l’identité européenne convoque son “ autre”, son “autre même”, qu’ elle s’ est fabriqué de toutes pièces à partir de sa vision historique. Cette image européenne de “l’ autre” dont les artistes nègres semblent être naturellement dépositaires, s’impose davantage lorsque les Européens prennent conscience que les frontières entre eux et les autres n’ existent plus, que leur identité européenne n’ existe que dans l’ imaginaire muséographique et que ce vieux privilège de désigner “ l’ autre” est caduc dans un monde où on ne peut être que “ l’ autre” de quelqu’ un d’ autre. “L’ autre”, tel que l’ “artafricanisme” européen le façonne est une ambiguïté conceptuelle qui permet aux Européens d’ être à la cité européenne et de se voir marcher dans la brousse africaine en même temps. Cette aberration conceptuelle semble être la seule réponse que les Européens ont fournie, depuis des décenies à la question de l’art et de la culture des Africains. Ce
n’est pas une bonne réponse, car, d’ une part, elle empeche les Européens de voir les Africains dans leur complexité réelle mais, d’ autre part, elle offre aux Européens un miroir déformant pour se voir dans leur “autre” africain .
Je pense qu’en tant qu’ Africains, nous avons grand intérêt à ce que nos alliés, parmi les Européens, aient un regard juste sur eux-même comme sur nous. Sinon, notre alliance, qui est une nécessité de survie pour nous tous, sera minée par les
malentendus.
Les objets de l’ art africain contemporain trouvent donc un” placement” de choix dans les institutions de l’ ethno- esthétisme, comme les musées ethnographiques , les centres d’ études africaines,les galeries spécialisées dans l’ art extra-européen et les manifestations périodiques et autres festivals consacrés à la célébration de l’art africain.Aujourd’ hui ,tous les pays européens sont dotés de ces machines de guerre ethniques qui s’ avèrent d’ une redoutable efficacité ,car, sous leur camouflage culturel, elles contribuent à la restauration de cette vieille échelle de valeur selon laquelle les êtres humains sont classables entre les deux infinités du barbare et du civilisé. Ainsi la démarche ethnographique qui consiste à chercher les autres , à les découvrir, les comprendre et les expliquer aux siens , cette démarche , en apparence innocente, ne se fait jamais dans la neutralité scientifique car elle s’ inscrit inévitablement dans le rapport de force entre les forts et les faibles .Son utilité première- pour les forts- est d’ intégrer les faibles dans le monothéisme du marché capitaliste de manière définitive. Bien entendu il ne s’ agit pas de condamner l’ ethnologie africanisante en tant que discipline, simplement parce que les néo-colonisateurs bénéficient de ses trouvailles. Le jour viendra où les africains en bénificieront pour la reconstruction d’ une nouvelle société africaine.Mais il s’ agit ici d’ éclaircir la face sombre de l’ ethnologie africaine, là où de nombreux négrologues européens de l’ art semblent trouver refuge, loin de l’insoutenable modernité néocoloniale du continent africain. J’ entends par “ modernité néo-coloniale” cette modernité faite, dans le sous-développement l’endettement, les famines , les guerres dites ethniques ( entre l’ ethnie Elf et l’ ethnie Shell par exemple!) et l’ artafricanisme aussi. .
J’ emploie le terme d’“artafricanisme” pour désigner un certain art africain contemporain fabriqué, et instrumentalisé par les instances politiques européennes et africaines dans le cadre des rivalités économiques et politiques qui animent les relations
afro-européennes depuis l’ époque coloniale. Cet art africain contemporain est le produit naturel d’ une dynamique culturelle artificielle. Dynamique créée par les montreurs des cultures extra-européennes en Europe et en Amérique.




Cette dynamique à visage humanitaire , a favorisé le développement d’un discours générique ethno-esthétique qui s’adapte facilement à toute les variations particulières de l’art extra-européen. Dans cette littérature se dessine une pensée faite à partir du détournement des trouvailles de l’ethnologie sur le thème d’une identité communautaire qui transcende le temps et l’ espace. L’élaboration d’un cadre théorique pour les agissements ethno-esthétiques a souvent été motivée par une demande pressante des institutions politiques et/ou par celles du marché. Ainsi les grandes manifestations fondatrices de l’art africain contemporain, ont souvent été soutenues par des Etats européens et américains impliqués, directement ou indirectement , dans les conflits africains de la guerre froide. Des institutions historiques comme celles de l’ art moderne en Afrique ne pourraient exister sans les efforts des états européens. Les exemples sont nombreux. Ainsi, les“Centres d’ Art Africain” créés par le peintre amateur belge Pierre Lods à Brazaville et ensuite à Dakar (1961), ont été soutenus par l’Institut Francais d’Afrique Noire (IFAN) . L’IFAN a également créé le musée d’ art africain à Abidjan. Frank McEwen, collectionneur et adminstrateur colonial occupait le poste de directeur de la National Gallery en Rhodésie de 1956 à 1973. Pour l’exposition inaugurale de la galerie nationale, honorée par la Reine d’Angleterre, McEwen a fait venir des oeuvres européennes ”de Rembrandt à Picasso”. Dans une section de l’ exposition, il a accroché côte à côte des oeuvres d’ artistes modernistes
européens et des sculptures africaines ( voir E. Court in Seven Stories About Modern Art In Africa, catalogue d’exposition, Whitechapel Art Gallery , London 1995, p. 298). Pendant les années soixante, de nombreux centres d’ art ouverts au public selon le modèle de “Mbari club” ont été inaugurés à Ibadan, Lagos et d’ autres villes de Nigeria. Ces centre de création artistique ont, en majorité été financés par les USA ( probablement par la CIA)( voir E. Court, Seven Stories..).
De même, l’art africain n’ est pas resté neutre dans les conflits entre les pays africains . C’est ainsi qu’en 1976, au Festival de Culture Africaine (FESTAC) de Lagos au Nigéria, une dispute entres les délégations , notamment sénégalaise et nigérienne , à propos du nom du festival s’est inscrite sur fond d’un bras de fer entre la France et ses concurrents anglo-saxons en Afrique, pendant le conflit du Biafra.( Voir F.X. Verschave, La France Afrique, Stock, 1999, p. 137).
Aujourd’ hui, que cela soit en Afrique ou en Europe, toute manifestation artistique internationale( Expositions , Biennales ou Festivals) sur la culture africaine ne peut avoir lieu sans le soutien “massif” des pays européens.
Dans ce contexte ,les montreurs européens de l’art africain ont fini par créer un type
d’art africain, l’”artafricanisme”, dans lequel certains artistes africains ont trouvé un moyen de montrer leur production artistique en dehors de l’Afrique. Cette pratique de production esthétique initiée par des instigateurs européens était destinée à restaurer l’authenticité de l’ identité culturelle africaine. Enfermés dans des lieux qu’ils ont inventés, les montreurs de l’art africain sont naturellement plus accueillants à l’ égard des artistes africains qui revendiquent le type d’ authenticité africaine conforme à ces lieux. L’ennui avec ces montreurs de
l’artafricanisme, aussi bien en Europe qu’en Afrique, c’est que ces artisans de
l’exposition sont souvent trop intégrés dans des institutions politiques ou dans celles du marché pour prétendre à l’innocence et à la neutralité scientifique des ethnologues. Mais qui a besoin de l’innocence des ethnologues quand les enjeux sont d’ une importance aussi remarquable que ceux qui animent les conflits actuels en Afrique? Dans l’ état actuel des choses, je pense que, si un jour une certaine ethnologie “éthique”(?) commence à entraver le business politique qui a engendré l’artafricanisme, les bussinessemen du néo-colonialisme sont assez puissants pour réinventer leur propre ethnologie ( si ce n’est pas déjà en cours!).
Après tout , pourquoi suppose-t-on que les ethnologues sont plus ”résistants”que les commissaires d’ expositions ?
Et si les Européens ne veulent ou ne peuvent sortir des schémas coupables - mais rentables ! - de l’ artafricanisme, que faire donc pour que les Africains puissent penser
l’art et la culture en relation avec les réalités de l’ Afrique?
Les réponses à ces questions se trouvent plûtot sur le terrain de la géopolitique que sur celui de l’ art, en tout cas pas sur celui de l’ artafricanisme qui n’ est qu’une machine de guerre ethnique que le néocolonialisme a hérité du colonialisme, une machine parmi d’autres..Et si une partie des artistes africains a , pour des raisons de survie, adhéré à l’artafricanisme des Européens, les conséquences de cette adhésion restent superficielles dans la conscience artistique des sociétés africaines. Certes, cette adhésion ne peut en aucun cas empêcher ces artistes “africanisants” de prétendre à
l’africanité de leur art. Tous les goûts sont dans la culture africaine. Ceci étant dit,
l’artafricanisme des artistes africains est vu du coté du continent africain comme une affaire qui concerne les Européens. En effet, ses centres de mécénat les plus efficaces sont européens, ses manifestations les plus importantes se déroulent en Europe, ses publications et ses débats s’adressent au public européen tandis que ses figures emblématiques , ses “vedettes”, sont mieux connues dans les pays européens que dans leurs propres pays .En Europe et en Amérique, les artistes africains sont accueillis, notamment- voire exclusivement - en tant que nègres porteurs de lumière noire” dans les institutions européennes de l’ ethno-esthétique telles que the African American Institut de NewYork, the National Museum of African Art de Washington, the Commonwealth Institute de Londres, Iwalewa Haus de Bayreuth, Haus der Culturen der Welt de Berlin...etc
Un parcours rapide des programmes des expositions de ces institutions, durant les deux dernières décennies, pourrait confirmer le sens de mon propos sur l’exclusivité négrologique de ces temple de l’ artafricanisme. Depuis une décennie, grâce aux festivités ponctuelles, les lieux européens de célébration de l’ artafricanisme abondent et dépassent même le cadre des institutions ethnologiques universitaires et muséales. Ils semblent devenir plus diversifiés et plus populaires . Si on prend l’exemple de la France, on constate facilement qu’un nombre croissant de villes française rende un hommage périodique à l’art africain, à travers la forme du festival . De même, le Musée de l’Homme a depuis deux décennies passé la main à d’ autres institutions plus dynamiques comme l’ Association Française d’Action Artistique ( Afrique en Création) au Ministère des Affaires Etrangères ou Le Musée National des Arts d’Afrique et d’ Océanie de Paris (dirigé par Jean Hubert Martin, célèbre pour avoir organisé l’ exposition “Magiciens de la Terre en 1989). Ces machines sont tellement bien rodées qu’elles sont maintenant aptes à gérer de grandes manifesatations artistiques du genre Biennales, Congrés ou Festivals, non seulement en France , mais partout dans le (Tiers) Monde où leur service est sollicité .
Ainsi, en 1997, Cheri Samba, l’artiste congolais a été invité à exposer ses peintures - dites “naïves”- au Musée National des Arts d’ Afrique et d’ Océanie. Mais Samba s’est révélé inspiré quant il a pointé “naïvement” la dérive ”Apartheid” de l’ Artafricanisme des institutions muséographiques en France. Interrogé par Le Monde (10/8/97) au sujet de son exposition au Musée National des Arts d’Afrique et d’ Océanie, il répondit :
“Le Musée National des Arts d’ Afrique et d’ Océanie, c’est très bien. Mais pourquoi ne suis-je pas invité au Musée d’Art Moderne ? Le Musée d’ Art Moderne serait-il raciste?”
Bien entendu “ raciste” n’est “ naïvement” pas le bon mot, néanmoins le Musée d’Art Moderne demeure “raciste” comme tous les autres musées, y compris les musées des arts africains et océaniens qui se montrent peu intéressés par l’art des artistes blancs européens.
Par son insolence naïve Cheri Samba se pose en passerelle scandaleuse entre les deux extrèmes de l’ artafricanisme francais : d’ un côté, Jean Clair, en sévère gardien d’une fragile utopie européenne piégée par ses vieilles querelles d’images saintes , de l’ autre, Jean Hubert Martin, en Noé rusé qui, face à la menace du déluge capitaliste globalisant , tente d’ intégrer toutes les identités culturelles dans l’ Arche de l’Occident qui serait l’incarnation du rêve d’une utopie humanitaire sans frontières : Le paradis des cultures !

Les passeurs ambigues

Opposer ainsi J. Clair à J. H. Martin- bien qu’ils soient tous deux sortis du manteau de Michel Leiris, grand esprit de l’ethnologie anticolonialiste- permet d’ établir une cartographie des ambiguités conceptuelles qui lient l’art des Africains à ce que les Européens nomment l’Art. Si je dis “ les Européens” alors qu’il est question de deux personnalités francaises, c’est que l’ image du courant dominant de cet art africain semble être forgée par des institutions francaises depuis l’époque de la colonisation. Bien entendu la situation est complexe, mais à travers sa complexité, l’art africain, en tant qu’ invention européenne, a su garder cette particularité dérangante d’être aussi une machine d’ exclusion qui fascine ceux qui pratiquent l’ exclusion tout comme ceux qui la subissent . Du côté de J. Clair qui semble jouer le rôle de gardien de l’ identité européenne de l’ art, les choses sont simples à qui souhaite les simplifier :
Les extra-européens sont différents. Ils sont étrangers à notre conception esthétique et ne comprennent pas ce que nous faisons depuis des siècles. Si on les laisse pénétrer dans notre culture européenne, ils pourraient nous nuire tout comme ils pourraient porter atteinte à leur propre intégrité culturelle. En conséquence, restaurons nos remparts et multiplions les contrôles aux frontières culturelles entre notre monde et les leurs !
Dans cette logique, J.Clair ne se contente pas de donner des conseils sur ce qu’il convient de faire mais il s’ engage activement dans le débat en cours autour de l’identité culturelle. Débat dans lequel il se trouve un adversaire “de taille” en la personne de Jean-Hubert Martin. Mi-ethnologue et mi-commissaire d’ exposition, J.H. Martin se pose comme l’opposant complémentaire de J Clair sur la scène artistique européenne. Dans sa préface du catalogue de l’ exposition “Magiciens de la Terre”,
J.H. Martin définit le débat - à l’ intention de Jean Clair probablement- comme une réflexion sur l’ identité d’ un art européen destiné à intégrer les arts des sociétés extra-européennes. L’ accent polémique de son propos de mandataire culturel officiel devrait rassurer certaines instances du pouvoir politique peu sensibles à la chose artistique :
“ (...)L ‘ idée communément admise qu’ il n’ y a de création en arts plastiques que dans le monde occidental ou fortement occidentalisé est à mettre au compte des survivances de l’ arrogance de notre culture. Sans parler de ceux qui pensent toujours que, parce que nous possédons une technologie, notre culture est supérieure aux autres; même ceux qui déclarent sans ambage qu’ il n’ y a pas de différence entre les cultures, ont souvent bien du mal à accepter que des oeuvres venues du Tiers-Monde puissent être mises sur un pied d’ égalité avec celles de nos avant-gardes . La résistance s’ avère ici beaucoup plus forte que dans les autres domaines culturels: musique , théatre, spectacles et litttérature.” (6) .
Dans une complementarité critique où l’ Europe est assimilée à l’ Occident, J.H. Martin et J. Clair contribuent , chacun à leur manière, à mieux restaurer la ligne de frontière entre les cultures européenes et extra-européennes , entre le monde développé
(civilisé) et le monde sous-développé ( barbare).

Mais, de son côté, J. Clair, dans le rôle d’Européen propriétaire de l’univers, renforce les frontières existantes en excluant les deux tiers de l’ humanité hors de la tradition culturelle européenne. Mais cette exclusion est impossible dans le monde actuel dans lequel la tradition culturelle européenne, par le biais du marché, a imposé ses repères dans l’ espace et dans le temps de tous ceux qui participent à la culture du marché. Que nous soyons africains, asiatiques ou européens, nous nous nourrissons tous de la même tradition culturelle, celle du marché capitaliste. Jean Clair qui sait que ses contemporains algériens ou afghans sont désormais inexpulsables de la tradition culturelle européenne, ne peut donc préserver l’ identité esthétique européenne que lorsque cette identité est projetée dans un passé précapitaliste. Epoque où il existait encore des frontières entre les cultures, époque où l’Europe existait en tant qu’entité distincte capable de se voir toute entière dans le miroir des autres et de se demander: comment peut-on ne pas être européen ? Dans cette logique là, J. Clair est capable de dénoncer ( à juste titre d’ ailleurs!) les ravages du néocolonialisme dans les cultures extraeuropéennes- assimilées à des cultures pré-capitalistes- tout en se positionnant comme le gardien suprême de la culture européenne.
Du côté de J.H. Martin, la frontière de la culture européenne est dessinée en creux et J.H. Martin renforce les frontières des autres. Selon lui les extra-européens existent en tant qu’égaux comparables et opposés aux Européens. Ils sont capables du regard inverse, ils peuvent “ renverser la vapeur “ - selon l’ expression ambigüe qui a servi de slogan à la première Biennale de l’ Afrique du Sud d’après l’ apartheid.La logique de J.H. Martin, qui n’ est pas moins alambiquée que celle de J. Clair, consiste à “ethniciser” la culture européenne au même titre que les autres cultures, de manière à développer une sorte d’unité globale entre les diversités ethniques et culturelles du monde, toutes légitimisées par leur capacité ou par leur désir, de s’ intégrer dans l’utopie européenne, qui- en sa qualité d’ initiatrice du projet -revendique le monopole de sa gestion.
Ethniciser l’ Europe par le biais du regard inversé est un souhait pathétique formulé par Michel Leiris , père illégitime de l’ artafricanisme, pour remédier à cette coupable posture de l’ ethnologue missionné par les instances du marché : “.. c’ est de l’ Etat que nous tenons nos missions, nous sommes fondés moins que quiconque à nous laver les mains de la politique poursuivie par l’ Etat et par ses représentants à l’ égard de ces sociétés choisies par nous comme champ d’ étude .. “ (7)
Cependant, J. H. Martin , nous le verrons , ne marche pas tout-à -fait dans les pas du grand maitre de l’ artafricanisme. Si l’ on ne prête pas attention à son aspiration humanitaire, l’idée de Michel Leiris était aussi subversive que naïve,dans sa reflexion sur le rapport de l’ ethnographie au colonialisme. (8) Leiris lance cette idée “surréaliste” qui recuse le principe même de l’ ethnographie comme discipline colonialiste :
“ Si l’ on regarde l’ ethnographie comme une des sciences qui doivent contribuer à l’élaboration d’ un véritable humanisme, il est à coup sûr regrettable qu’ elle soit restée, en quelque manière, unilatérale. Je veux dire par là que, s’il y a bien une ethnographie faite par des occidentaux étudiant les cultures des autres peuples, l’ inverse n’existe pas. (...) Du point de vue de la connaissance il y a là (...)une sorte de déséquilibre qui fausse la perspective et contribue à nous assurer dans notre orgueil, notre civilisation se trouvant ainsi hors de portée de l’ examen des sociétés qu’elle a , elle, à sa portée pour les examiner”(9).
Il s’agit pour M. Leiris d’ une réparation qui touche à l’ efficacité méthodologique de la science ainsi qu’ à l’ humanité des hommes .C’est donc d’un partage d’ ethnologie que M. Leiris parle lorsqu’en 1950, à l’ Association des Travailleurs Scientifiques( section des sciences humaines) il prononce son discours “L’ ethnographie devant le Colonialisme”.
Mais ce partage,, qui consiste à ” former dans les pays colonisés des ethnographes du cru qui seraient à même de venir chez nous en mission pour faire l’ étude de nos façons de vivre”, reste miné par le rapport de force entre nations colonisatrices et nations colonisées.”Puisque - comme l’ exprime M. Leiris- ces chercheurs travailleraient d’après les méthodes que nous leur aurions enseignées et que ce serait, par conséquent, une ethnographie encore fortement marquée de notre griffe qui serait ainsi constituée” (10) .
Que faire ? Faut-il abandonner l’ ethnologie pour sauver les Africains? Non, Leiris est plus ambitieux , il compte sauver les Africains par l’ ethnologie, peut être parce qu’il sait que les Africains eux-mêmes n’auraient aucune chance d’exister dans la conscience européenne sans le faire- valoir ethnologique. Cette perspective de rejeter l’ethnologie semble effrayer tout le monde. D’une part , elle effraie les ethnologues européens et les instances qui les ont missionnés car elle les situe dans l’ angle aveugle de l’ image d’une Afrique forgée dans les zones sombres de l’ humanité européenne. D’ autre part, elle effraie tous les Africains qui ont appris à voir le continent dans le regard européen. Et comme personne n’ envisage l’ abandon d’une image immédiatement utile de l’ Afrique “ethnicisée”, M. Leiris , en sa qualité de missionné humanisant, se charge de trouver une sortie à ce dilemme colonialiste. Il tente de le faire sans abuser de l’ intégrité morale des hommes qui se regardent , chacun dans le miroir de l’autre, et sans casser la précieuse machine ethnologique que les instances du marché lui ont confiée en guise de cadeau empoisonné. Je pense que cette mission là est sans doute la plus difficille que M. Leiris ait jamais tenté d’ accomplir. Ainsi M. Leiris suppose que ” la formation d ‘ un nombre suffisant de colonisés ethnographes (...) serait utile en ce sens au moins que les colonisés, tout en se détachant de leurs coutumes ( ainsi qu’ il est inévitable ), en garderaient , peut-on croire, un souvenir plus vivant puisque ce seraient des études effectuées par les leurs “(11) . Donc, à défaut d’etnologues colonisés pour étudier les sociétés européennes , M. Leiris préconiserait de l’ ethnologie indigène à usage local, peu importe que ces ethnologues soient “marqués “ de ce que M. Leiris, quelques lignes plus haut, a appelé “notre griffe”, Désormais les ethnologues européens pourront faire leur cuisine entre européens tandis que les ethnologues du Tiers Monde( armés des griffes européennes) feront la leur entre eux, et que chacun reste chez soit selon le souhait de Jean Clair.
Ainsi Michel Leiris serait une passerelle secrète que Jean Clair pourrait emprunter vers Jean Hubert Martin et vice versa chaque fois que l’ Europe se trouve menacée par les autres .Car quand il faut compatir avec les damnés de la terre , il n’y a pas mieux que d’ agiter le concept de “Partage” avec les magiciens de la même terre, et J.H. Martin fait cela avec beaucoup de maitrise dans une France qui surveille jalousement ses intérêts dans son Tiers Monde africain. Mais quand il faut restaurer l’identité européenne, dans une Italie, qui n’a rien à perdre dans les pays du Tiers Monde , et tout à gagner en Europe, les Italiens trouvent chez le francais Jean Clair, le premier directeur non italien de la Biennale de Venise, le meilleur défenseur d’une identité culturelle européenne fondée sur un glorieux passé artistique italien. à un moment où les peuples du Tiers Monde (les Algériens ou les Afghans) font figure de barbares capables de détruire les trésors de la civilisation européenne.
Un demi siècle s’est écoulé depuis que Michel Leiris a lancé ses “voeux pieux” pour un ”partage d’ ethnologie”, mais les ethnologues africains n’arrivent toujours pas à réinventer l’ethnologie à la mesure de leurs societés dans le sens de la démocratisation et du développement économique autonome. Peut être parce que la pratique ethnologique n’ est pas envisageable en dehors de l’ intérêt” d’un marché que les Africains ne controlent pas ! “L’intérêt” ! Michel Leiris connaissait ce mot clé du
sous-développement africain depuis longtemps.

Il savait que l’ ethnologie n’échappe pas à l’intérêt du marché. Il savait que les chances de voir s’élaborer une ethnologie humaine sont “nulles” de même que la tentative de salut individuel des ethnologues est périlleuse. Il savait que l’ethnologue qui “marque ouvertement une solidarité entière avec l’ objet de son étude (...) court dans de nombreux cas le risque pur et simple de se voir privé de la possibilité même d’effectuer ses missions”(12).Devant de tels risques, le métier d’ethnologue s’élève au rang d’ une guérilla où seuls les esprits voués au martyre peuvent s’engager ! Cependant
M. Leiris n’ était pas le Che Guivara de l’ ethnologie. On ne peut pas non plus le résumer par une simple métaphore de” passerelle” à l’usage des commis du commerce international , car par son intelligence, sa finesse d’esprit , son souci de justice sociale, tout comme par ses ambiguités d’ ethnologue africanisant, il s’érige en un monument du malentendu dans l’ improbable dialogue entre les Européens et “leurs” Africains , voire entre certains Africains “ évolués” et les leurs. Michel Leiris savait que les Africains ont muté de manière irréversible vers la civilisation occidentale du marché. Il était le témoin le plus précieux de cette horrible “éducation” que l’ Europe a infligée aux africains pour qu’ ils intégrent la discipline du marché. Son carnet de voyage à travers “L’Afrique Fantôme” est une extraordinaire chronique de l’ horreur ordinaire aux temps des colonies , mais il ne manque pas aussi de soulever des questions sur les motivations de ce poète surréaliste, amateur du jazz et ami de tous les grands de l’ art moderne ( Max Jacob, Dubuffet, Masson, Miro, Tzara, Picasso... etc.). Comment peut -on vouloir être ethnologue dans une telle galère? Car, en s’ inscrivant au cours de l’Institut d’ Ethnologie de l’ Université de Paris, dès son retour de la Mission Dakar-Djibouti, en 1933, Leiris s’ engage définitivement dans l’ impasse ethnique. Désormais, il dépensera beaucoup de temps et d’ énérgie à vouloir réparer et humaniser la science ethnologique même si cela l’amène à favoriser l’ issue de la lutte armée pour la libération des peuples opprimés. “Si l’ ethnographe opère peut-être, du côté colonial, son sabordage en voulant parler trop franc, à vouloir prêter son concours éclairé aux peuples actuellement en lutte pour leur affranchissement il ne ferait peut-être, du côté du colonisé, que jouer les mouches du coche, car la libération matérielle -condition préalable à toute poursuite de vocation - ne peut s’obtenir que par des moyens plus violents et plus immédiats que ceux dont , en tant que tels, disposent les savants.”(13) Entre le moment où l’ ethnologue gifle son “ boy “soudanais , en 1932 (14), et le moment où il annonce la mort en sursis de l’ ethnologie devant le colonialisme, en 1950, Leiris accomplit une mutation catégorique pour pouvoir défendre, en 1960, le droit des ethnologues en tant qu’ “avocat désigné” des populations colonisées, devant un conseil de discipline du CNRS. Instance officielle qui lui reprochait d’ avoir signé
”le manifeste des 121”( Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie)(15).
Cependant si, malgré son attitude critique vis à vis de l’ethnologie, M.Leiris n’a jamais songé à abandonner l’ethnologie, c’est peut être parce qu’il a vu dans l’ ethnologie “humanisée” un moyen de se positionner dans l’ espace qu’il partage avec les “autres”. Si en dehors de l’ethnologie il n’y a rien, alors la nécessité de restaurer l’ethnologie
- comme art de vivre en partageant avec les autres - s’ impose comme la seule possibilité d’avancer vers l’utopie révolutionnaire où la culture ethnique fait un avec la technologie moderne.
Dans cette perspective, son expérience d’ ethnologue a inspiré un grand nombre d’actions artistiques articulées autour de la problèmatique de l’identité culturelle.
L’exposition des “ Magiciens de la Terre” organisée par J.H. Martin en 1989 ( un an avant la mort de M.Leiris) est devenue une manifestation emblématique, sinon un modèle pour toute une série d’ expositions durant les années quatre vingt-dix.

L’ ethnicisation du monde y fonctionnait selon le schéma égalitaire hérité de Michel Leiris et les oeuvres d’ art des artistes extraeuropéns étaient, selon l’ expression de J.H. Martin,” mises sur un pied d’ égalité avec celles de nos avant- gardes” (16). Mais contrairement à M.Leiris, professeur d’université qui s’adressait à un public de chercheurs et d’initiés, J.H. Martin s’ adresse à un large public de visiteurs d’expositions, un public qui n’ est pas forcément au courant des subtilités de la chose ethnologique, ni de la chose artistique. Pour J. H. Martin, le public des visiteurs des
grandes expositions représente, à la fois, son point fort et son talon d’Achille. En effet,
il a le choix entre présenter les oeuvres en préservant leur complexité au risque de décevoir le public ou répondre aux attentes du public au risque de réduire la portée des oeuvres à la capacité de réception du public. Il devient ainsi en quelque sorte, “otage” et “manipulateur” de son public. Bien entendu la situation pourrait être beaucoup plus complexe que la schématisation abusive que je propose, mais J. H. Martin , en bon commis du service public, cherche à satisfaire le public et tant pis pour les artistes. Entre les ambigüités de l’ethnologie et celle de l’ art, J.H. Martin installe sa “machine de guerre” sur le terrain de la magie. Non pas la magie selon la conception “scientifique” des ethnologues , mais “ la magie” selon l’ usage commun du grand public devant
l’inexplicable. Ainsi, il se libère de toute cohèrence méthodologique qui pourrait gêner sa liberté de disposer des oeuvres à sa guise. Et il a les mains libres pour “manipuler” les ethnologues qui ne partagent pas ses goûts sur l’ art et les artistes qui ne partagent pas ses goûts sur l’ ethnologie. Ce qui lui permet de dire : “C’ est par le mot “magie” que l’on qualifie communément l’ influence vive et inexplicable qu’exerce l’ art”.(17) .
Dans cette configuration méthodo-magique, les concepts et les catégories de la tradition esthétique européenne, chers à Jean Clair, sont “chamanisés” tout en restant conformes , comme l’écrit J.H. Martin, aux “jugements enracinés et engagés dans l’Europe d’ aujourd’hui”(18) et peuvent s’intégrer dans le monde de l’ethnoesthétique. Ainsi, si le concept d’ “artiste” pose un problème de classification- et il le fait! -il devient “prudent d’éviter dans le titre le mot “art” qui aurait d’ emblée étiqueté des créations provenant de sociétés qui ne connaissent pas ce concept.”(19)
Donc comme il ne convient pas de qualifier d’ “art ” les pratiques des sociétés
extr- européennes, J.H. Martin applique l’appelation “magie” à toutes les pratiques celébrées dans cette exposition. Tant mieux pour les artistes européens car, depuis Joseph Beuys, de nombreux artistes européens devraient apprécier l’ opportunité de se voir attribués le titre de chaman. Cependant le tour de magie de J.H.Martin ne s’ arrête pas sur la définition des genres, il va jusqu’à expliquer la raison du marché de l’ art et le phénomène des” flambées” monétaires par “de la magie derrière ces pratiques parfois d’ apparences très matérialistes”. Si ce professionnel de l’ art , qui sait que le marché de l’ art est aux antipodes des pratiques chamaniques, explique la loi du marché par de la magie, c est peut être parce que ce type d’ explication trouve un meilleur accueil chez le grand public qui souhaiterait que l’ art, la dernière des religions, ne se mêle pas au monde des affaires: l’ art n’ a pas de prix !
L’approximation qui caractérise l’ état de la connaissance du grand public quant au contexte ethnologique et artistique dans lequel les oeuvres ont été produites,
- favorise chez ce public - une attitude où, selon les termes de J.H. Martin,
“l’ appréhension sensible l’emporte sur les connaissances” . Personne ne conteste le fait que l’approche des oeuvres d’art en général se fait à partir d’une appréhension sensible plutôt qu’à partir de connaissances érudites. Mais cette approche se construit inévitablement sur une connaissance dite “ populaire”, affectée par les préjugés de l’époque , qui donne au public le sentiment de partager un même bien symbolique et
d’appartenir à une culture commune.

Conçue sur cette culture de ”l’ appréhension sensible”, l’exposition des “ Magiciens de la Terre” ne peut que conforter les préjugés artistiques et ethniques d’un public de la classe moyenne française qui se croit dépositaire des valeurs humaines universelles. Mais n’ est ce pas le propre des grandes expositions de conforter les préjugés du grand public?
Que doit on trouver dans cette exposition des “magiciens de la terre” sinon les belles valeurs du pays qui a inventé les droits de l’ homme : l’ égalité, la liberté et la fraternité ? Ces idées, bien françaises, sont mises en scène par le biais de l’art, non pas pour dire aux extra-européens que les Francais éprouvent à leur égard les meilleurs sentiments humains, mais pour dire aux francais ,eux -même, qu’ ils sont solidaires avec les autres, au moins sur le plan culturel. Même si - sur le plan politique- un premier ministre de gauche déclare haut et fort que” la Françe ne peut pas supporter la misère du monde”, même si un autre premier ministre, de droite, s’ invite chez les dictateurs africains pour les conforter dans la tyrannie avec des “petites phrases” comme : la démocratie occidentale n’ est pas compatible avec la culture africaine !.
Si les Français des années quatre-vingt avaient besoin qu’on leur confirme des valeurs, en principe, évidentes de la mémoire collective, c’ est peut-être que, quelque part, dans la conscience collective, ces valeurs ont été brouillées du fait de la crise historique qui a atteint les structures économiques et les convictions morales d’une société chrétienne socialisante qui tient - aujourd’hui plus qu’à toute autre époque - à garder ses terres de chasse néocoloniale en Afrique, terre de magie et de matières premières sans lesquelles l’utopie républicaine aurait coûté trop cher aux citoyens. Ces chers citoyens bâtisseurs de l’ Europe qui, puisant leur audace dans les festivités du nouveau millénaire, n’hésitent pas à organiser en 2000 un sommet euro-africain afin d’engager avec les Africains, une réflexion sur les moyens les plus efficaces de faire face à la mondialisation ! Depuis quand la réflexion sur la Mondialisation est- elle compatible avec la culture africaine ? Et quelle est cette effrayante épidémie qui se nomme mondialisation, si ce n’est la suite logique d’ un processus d’ intégration au marché international, processus auquel les Africains doivent leur adhésion à un sous-développement assorti de guerres et des famines?

Les partages tronqués

Cependant , “ Il faut se méfier- comme l’ écrit J.H. Martin- de nos étiquettes schématiques qui risquent d’occulter la complexité de certaines situations locales”. Mais on ne se méfie jamais assez ! Car onze ans après ses “ magiciens de la terre” , J.H. Martin poursuit , dans “ Partage d’ exotismes”, son thème préféré : l’ ethnicisation du monde. Un monde habité - selon J.H.Martin, par des ethnies européennes et des ethnies extra-européennes qui se regardent au-delà du contexte colonial. Un monde où ”chaque culture est exotique pour l’ autre”. Ainsi, dans un interview au journal Le Monde (25/6/2000), J.H. Martin estime que “ les cultures ont une valeur égale , qu’ elles peuvent se regarder les unes les autres comme étrangères, les unes les autres comme étranges , comme exotiques” .
Dans le catalogue de cette exposition, “Partage d’ exotismes”, J. H. Martin jouit du titre de “commissaire invité”, certainement parce qu’il a été invité par les deux initiateurs lyonnais du projet : Thierry Prat et Thierry Raspail , qui voient en lui une sorte de maitre en muséographie de l’art contemporain. A vrai dire c’est une qualité qui n’ est pas entièrement fausse puisque la muséographie de l’art contemporain reste une discipline sursitaire, voire ambigüe, dans la mesure où elle se confond - et souvent de manière délibérée - avec son objet.

J.H. Martin bénéficie donc du titre de “commissaire invité”qui évoque le “guest star” en guise de reconnaissance - que les deux élèves ne cachent pas - envers “le maitre” des magiciens de la muséographie. Dans leur introduction au catalogue de la Biennale, les deux hôtes de J.H. Martin lui rendent hommage en reprenant ses thèses sur la science de l’ exposition, sur l’art et la culture .
Et si on ne voulait pas occulter la complexité de la situation locale de cette exposition, il faudrait la voir comme une attestation de réussite de “Magiciens de la Terre”, tout en y voyant un certificat de décès d’un genre nouveau précipité vers sa fin par une académisation abusive de la part des élèves, trop bienveillants à l’ égard du “maitre”.
Un premier élément de la complexité de la situation réside dans le fait que ce genre d’exposition remet en question la tradition de l’exposition d’ art comme pratique qui concerne les Européens. Dans cette perspective, la brèche ouverte par J.H. Martin aux artistes extra-européens, prend l’allure d’un geste “ délocalisant” pour les centres habituels de l’ initiative artistique. “C’ est une idée qui ne passe pas forcément ici ou ailleurs” reconnait J.H. Martin dans le même interview , car ce geste ne dérange pas seulement des gens comme Jean Clair, l’intraitable vigile de l’utopie artistique européenne, mais il dérange, aussi et surtout, certains extra-européens, à l’ image de certains “critiques chinois” installés comfortablement , mais résolument, dans les catégories artistiques et les schémas identitaires hérités de la tradition européenne, et formant ainsi des alliés, aussi précieux qu’ inattendus pour Jean Clair. Cependant ce qui est troublant dans le geste de J.H. Martin c’ est que sa”brèche” ne devient pas “porte ouverte” aux improbables dialogues entre des cultures dites égales les unes aux autres, peut-être parce queJ.H. Martin - qui n’est pas M. Leiris- l’a voulu dès le départ comme une “soupape” qui permet aux européens d’ éviter l’ étouffement dans l’ étanchéité d’une tradition esthétique étroite et dont la seule et dernière utilité est de justifier les privilèges d’une minorité qui domine le monde actuel.

Je pense que ce qui est commun entre l’ attitude d’ un Jean Clair qui cherche à sauver l’Occident, en y interdisant l’accés aux extra européens et celle d’ un J. H. Martin qui cherche à le sauver en y mêlant du sang extra européen, c’ est que tous les deux s’accordent à dire que l’ Occident est en danger. Ainsi, à des artistes supposés
de l’extérieur, le bon douanier de l’ art occidental, celui qui est pour le quota sélectif d’intégration, demande d’abord une identité certifiant leur statut d’”aliens” à l’ art de la modernité occidentale. Ce fut, au moins, mon cas lorsque J.H. Martin, qui connait mon travail d’ artiste “africain”(?), m’ a proposé de participer à l’ exposition “ Partage
d’exotismes” en Mars 1999. Dans sa lettre (du 8/3/99) il n’a pas oublié d’ insérer la mise en garde usuelle, que les commissaires d’exposition européens adressent aux artistes extra-européens, sur les dangers de perte de leur virginité culturelle :
“(...) L’ adoption du modernisme peut-être perçue comme un progrès contre l’obscurantisme archaïque mais tout autant comme une perte d’ identité et une soumission à une domination culturelle aussi bien que politique et économique de
l’occident “. Je me suis donc demandé : De quelle identité parle-t-il? De quel modernisme ? De quel Occident ? Peut on perdre son identité comme on perdrait sa casquette ou son parapluie ? Et qu’ est ce qu’il arrive à une personne ayant perdu son identité ? Comment peut-on échapper au modernisme ? Et enfin, qui est donc ce grand satan nommé “Occident” que tout le monde agite devant mes yeux afin que je prenne garde à ne pas y perdre mon âme?
Toutes ces interrogations m’ ont incité à écrire au grand magicien de l’art contemporain pour lui expliquer la complexité de ma posture d’ artiste occidental extraeuropéen ne se reconnaissant pas dans les catégories esthétiques mises à disposition des usagers de l’ art.
Ma manoeuvre me semblait simple, elle consistait à dire : Votre machine de dialogue entre les cultures me parait suspecte et votre statut officiel de représentant de l’institution ne fait pas de vous un représentant de la civilisation occidentale, d’autant plus que moi je ne tiens pas à passer pour le représentant d’ une quelconque civilisation “autre”. Bref, nous sommes tous partenaires dans le même “squat” de la civilisation du marché mais, si vous ne voulez pas me voir à votre côté, c’est que ce regard “ égalitaire” que je revendique pourrait entrainer la perte de privilèges matériels et psychologiques que vous avez accumulés depuis l’ époque coloniale. Que je sois africain , asiatique ou amérindien, la seule identité à laquelle la culture du marché me donne accès aujourd’hui , c’ est celle d’un exclu occidental et extra européen. Cela signifie que s’il y a une identité culturelle à construire, elle sera sûrement construite sur le fait de l’exclusion plûtot que sur n’importe quel folklore ethnique. L’Occident est sans frontières grâce à une ubiquité sans faille des réseaux du marché international. Est ce cela qui angoisse les occidentaux d’Europe : l’ idée d’ intégrer un nouvel Occident qui échappe à leur contrôle? Un Occident indifférent à l’“exception culturelle” lorsque cette exception n’ est pas coté en Bourse. Bref, donc, en acceptant de participer à votre exposition, qui s’annonce exotique, je prends le pari sur l’ intelligence d’un public éclairé qui saurait trouver accés à ma création dans un labyrinthe piégé par les tentations exotiques. J’ ai parié également- mais sournoisement- sur l’intelligence du grand magicien - qui
m’avait écrit : “Votre oeuvre m’intéresse fortement” - pour espérer voir mon “oeuvre” passer en “contrebande”, à l’insu des “douaniers” de l’ ethno-esthétisme dont il s’est entouré. Dommage que le passeur attendu n’ait pas été au rendez vous.
Un an plus tard, j’ ai été contacté par T. Raspail , commissaire de l’exposition, qui m’a annoncé que, finalement, ils avaient décidé de ne pas montrer mon travail mais qu’ils souhaitaient publier, dans l’introduction du catalogue, ma lettre à J.H. Martin “en tant que problématisation de “l’ exotisme” et indice d’ une limite au projet interprété comme entreprise socio-anthropologique.”(20) Là, j’ ai compris que j’avais gagné un pari que je n’avais jamais pris : celui du politiquement correct qui fait l’essence même de l’artisanat des montreurs de l’ art extraeuropéen en France.
Si ma manoeuvre n’a pas eu d’ effet sur J. H. Martin, c’est peut être qu’en tant que “professionnel” de l’ art extra-européen, il ne pouvait pas- reconnaitre mon art qui est à l’image de ma modernité d’ occidental africain, bien qu’il apprécie le propos critique que je tiens sur l’ art africain. La morale de cette histoire est que l ‘art africain est incompatible avec le discours critique .
Mais au delà de mon implication personnelle ,“ Partage d’ exotismes” revèle un autre aspect de la complexité de l’exposition d’ art extra-européen . En effet, l’exposition se pose ici comme un nouveau genre muséographique qui cherche à se consolider sur la scène artistique en accumulant règles et limites au croisement de l’ art et de l’ethnologie. Vue dans l’ axe de “Magiciens de la Terre”, l’exposition “Partage
d’exotismes” fonctionne comme un relais où toutes les notions ayant servi à “Magiciens de la terre” sont reprises de manière systèmatique :
- Le premier symptôme se déclare chez la personne même du commissaire d’exposition en tant que représentant de l’ institution muséale. Tout euphorique, le commissaire d’une exposition d’ art extraeuropéen entre dans le” rôle” qu’on lui a donné en prenant la posture du “ représentant de l’ Occident.” Tous les commissaires de ce genre de manifestations se complaisent dans le rôle de “porte parole de la civilisation occidentale”, et de ce lieu ils peuvent attribuer le titre de ”représentant” de la civilisation “ autre” à ceux qui veulent bien se prêter à leur jeu de dialogue entre les civilisations.


-Une fois installé dans la posture de gérant des rapports interculturels, le “commissaire- artiste” de l’ exposition peut exprimer sa volonté de tout intégrer dans les perspectives d’une culture humaine mondiale. (L’humanitarisme est devenu une affaire rentable à peu de frais!). Cela nécéssite une relativisation de la centralité historique de la tradition artistique européenne qui accorde une place aux arts des autres, à ses côtés. Parfois, on peut aller jusqu’à demander à la tradition européenne de “ faire le mort” pour mieux intégrer les sceptiques et les mauvais coucheurs ! Et si jamais cet occident ne veut pas jouer le jeu, certains, commeThierry Ehrmann, pourront tout simplement annoncer sa mort. Attention T. Ehrmann est le président d’ Artprice, entreprise considérée comme “leader mondial des banques de données sur la cotation et les indices de l’ art avec plus de 2 millions de résultats de ventes couvrant 172000 artistes du IV° siècle à nos jours”. Pour ce partenaire officiel de la Biennale de Lyon, l ‘exposition “Partage d’exotisme “marque la fin de l’esthétique occidentale en ouvrant grand ses portes à l’esthétique mondiale”(Voir artprice.com). Si Paco Rabin a annoncé la fin du monde pour pouvoir vendre ses vêtements - qui sont quelquefois de véritables chefs-d’oeuvre de sculpture -T. Ehrmann est plus modeste, il se contente d’ annoncer la fin de l’esthétique occidentale.
-Le fait que l’ art extra-européen habilité, n’est visible que lorsqu’il est ethnicisé, entraine l’ethnicisation de l’ art européen, cela n’ empeche pas les gardiens de l’ ethno-esthétique de préserver à l’ art européen ethnicisé le statut de régulateur central. Cette reconnaissance de la place du régulateur a toujours été prononcée à mi-voix, à l’ombre des grandes déclarations sur l’ égalité des cultures : L‘exposition “Partage d’ exotismes” - comme l’ exprime J. H. Martin,dans Le Monde du 25/6/2000 - “(... ) implique un partage que nous souhaitons idéalement égalitaire. En réalité on sait bien où est le pouvoir et où est la domination : du côté de l’ Occident”. Pour faire écho aux propos du maitre,
T. Prat et T. Raspail déclarent - cette fois-ci, depuis la position ultra-européenne de Jean Clair- c’est à dire en leur qualité de “mâles”, “ blancs” et ”chrétiens” - que “Le partage d’exotisme “ est inégalitaire car il s’ inscrit dans le champ de l’ art circonscrit et affiné depuis toujours par l’ Occident “(21) .
-La tendance à vouloir plaire au grand public incite les montreurs de l’ art exotique à faire l’économie de l’ appréhension “critique” en faveur d’une appréhension “magique” chère au maitre. Ce que J. H. Martin nommait “ magie des objets”, est qualifié pudiquement par ses disciples “pensée visuelle”. Ainsi ils expliquent que, dans une exposition comme celle de la seconde Biennale de Lyon (1993), quand “les catégories formelles apparaissaient comme ne s’encastrant pas dans les attendus de l’historiographie critique”, les commissaires de l’exposition se sont servis de cette “pensée visuelle’” (...) “reposant sur une isotopie singulière des oeuvres, qui n’ avait rien à voir avec une esthétique discoursive constituée”.(22) Cette esthétique discoursive constituée est désignée, par les auteurs du catalogue, précisément par un “ en gros” expéditif, comme : “ celle des philosophes, historiens d’ art et autre traducteurs” (23). Je ne sais pas si les ethnologues sont inclus dans cette catégorie méprisable dite d’”autres traducteurs”, mais si , comme l’ont déclaré les auteurs de l’ exposition : en France, la Biennale qui est financée par des fonds publics, est “aussi un service pour le public” , le public francais des expositions aura du mal à gober une esthétique des commis du service public qui font table rase de la philosophie et de l’ histoire de l’ art , même si ces agents adminstratifs, culpabilisés par leur conscience professionnelle, se réfugient dans le terroir de “Magiciens de la terre”. Terroir officiellement garanti 100% “ politiquement , spirituellement et techniquement incorrect”(24). Quand “ le politiquement incorrect” devient une valeur recherchée par les commissaires de l’ art officiel , c’ est que l’ insolence est déja transformée en académisme sans conséquences.

Cependant cette insolence convenue, conditionnée pour la consommation du grand public, se vend bien du moment où le “ dérapage” reste conforme aux attentes du dit public .Un cas intérressant de ce que les commissaires d’exposition qualifient d’”isotopie singulière de l’ oeuvre” est fourni par l’ oeuvre d’un artiste suisse:Thomas Hirschhorn, sensible à la “ pensé visuelle” des organisateurs de l’ exposition. L’ oeuvre deT. Hirschhorn est intéressante dans la mesure où elle pose le problème du regard que les artistes et leurs commissaires européens posent sur le monde extra européen. Dans son installation intitulée: “Nations Unies :Miniature”, ( oeuvre conçue pour “Partage d’ exotismes”) ,Thomas Hirschhorn réalise en miniature, un parcours que le visiteur emprunte, à travers les zones de guerres marquées par les interventions de l’Organisation des Nations Unies. Le catalogue de la Biennale confirme l’ accent critique de l’ oeuvre en précisant que “L’ intervention de l’ ONU présentée avec une multitude de chars et d’ hélicoptères blancs se répète d’ un champ de bataille à l’ autre de manière uniforme sans qu’ on sache très bien s’ ils cernent ou s’ ils attisent les conflits. Une riche bibliographie est à la disposition du visiteur à partir des points de vues sur les théâtres de la guerre qui se situent dans les pays suivants : Liban, Sierra Leone, Palestine, Rwanda, Congo-ex Zaïre, Tchétchénie, Bosnie, Timor, Chiapas, Kosovo.” Certains visiteurs informés ont remarqué que l’ ONU n’ avait pas été présente au Chiapas! Mais apparement cela n’ a pas d’ importance aux yeux des organisateurs. La priorité étant de soutenir la bonne cause des Indiens. Peut être que pour l’ artiste et les commissaires d’exposition, l’ONU devrait avoir une isotopie singulière qui justifie son intervention dans tous les lieux où les guerres, dites ethniques , font des ravages. Après tout , dans la nuit du monde extra européens tous les chats devraient êtres noirs.
Comme les professionnels “ blancs “ et “mâles” de l’ art extra-européen en général, et de l’ art africain en particulier, se placent délibérement dans l’ angle mort de leur “pensée visuelle “ isotopique, (traduisez: Pensée arbitraire!), ils finissent par ne rien voir de la réalité des rapports des forces entre les êtres et les “ autres” . Si le regard “ social” reste incongru dans le petit monde des professionnels de l’ art contemporain , il est presque tabou chez les montreurs de l’ art extra-européen. Peut être, parce qu’une vision sociale de la réalité artistique d’un pays africain, par exemple, dérange profondément. En effet, dans le miroir de l’ Afrique, les Européens- et les Français en particulier- risquent de voir une image décevante d’eux -même. Cette image tabou, qu’ il ne faut ni voir ni montrer, est au coeur même de la version contemporaine de la plus ancienne querrelle de la civilisation judéochrétienne : la querelle des images!.
Aujourd’hui, grâce à la technologie de la communication, l’ mage de la misère du monde est partout, mais pour la voir il faut la montrer, et pour la montrer il faut la signaler. Mais comme personne n’ose regarder le visage effrayant du sous-développement africain par crainte de rester pétrifié à jamais, les professionnels de l’image dans
l’utopie européenne excellent à s’ inventer un autre visage pour l’ Afrique, un visage exposable et des Africains “ regardables !” Après tout, c’est un service public pour le grand public qui n’ en demande pas mieux. Le jour viendra, peut-être, où la machine de l’ethnoesthétique se mettra à réinventer des francais convenables pour l’ usage du marché international. Qui sait ? Peut-être bien que l’on pourra même profiter de l’expérience des africains en la matière ! Ce jour là, on connaitra sans doute le véritable partage .






Ces lignes sont loin d’épuiser la complexité de la machine à fabriquer des Africains.
Quand je dis “machine”, l’image qui me vient à l’ esprit est l’image d’une drôle de machine que l’on a montée, dans l’ urgence du marché, à l’ image de ces machines sucidaires que le sculpteur suisse Jean Tinguely construisait au début des années soixante. Des machines-sculpture motorisées qui font trois petits tours et puis s’autodétruisent. Mais, à la différence des machines suicidaires de Tinguely, quand la machine à fabriquer les Africains engage un processus d’ auto-destruction, elle entraine les Africains avec elle. Ce fut le cas d’ une certaine machine baptisée “l’Etat nation “ qui s’est réduite à “ l’état- ethnie” ( En Somalie , au Rwanda, au Libéria, au Congo... etc. ). Ce fut aussi le cas de la machine baptisée “échange économique” qui se métamorphosa en dette, ou encore la machine “ coopération” qui devint ingérence et corruption jusqu’à la machine dite “culture africaine “ qui déposséde le continent de ses diversités sociales et historiques pour en faire une entité “ négrologique” maniable pour tous les partages possibles. Dans la mécanique de “ la culture africaine”, l’”artafricanisme” est un petit rouage, mais c’ est une pièce indispensable au fonctionnement d’une Afrique que les Européens voudraient conforme à l’ image de l’authenticité sans faille.
Que faire de cette authenticité africaine que les Européens ont façonnée pour l’Afrique ? Un jour un ami artiste reçut la visite de l’un de ses cousins venu lui demander de lui faire un portrait de son père (qui ne souhait pas poser) à partir d’une vieille photo. Une petite photo en noir et blanc qui semblait être la seule photo disponible du père du cousin. L’ami artiste prit la photo et se mit au travail. Quelques jours plus tard, le portrait était prêt. L’ami artiste me raconta que quand son cousin était venu chercher le portrait de son père, il avait manifesté sa déception, car il trouvait que l’image peinte ne ressemblait pas à son père. L ‘auteur du portrait tenta de lui expliquer que cela tenait au fait que la photo n’était pas de bonne qualité. Sur ce, son cousin le remercia poliment, et emporta le portrait pour l’accrocher dans son salon. Quelque temps plus tard, l’artiste rendit visite à son cousin. Dans le salon, il contempla son travail avec gêne avant d’ interpeller son cousin: “ Ecoute , si tu me trouves une photo de meilleure qualité, je pourrais te refaire un portrait plus ressemblant”. Le cousin garda le silence un instant avant de répliquer : “Tu sais, au départ je n’ étais pas convaincu que cette image représentait mon père. Je l’ ai prise par respect pour ton travail. Mais depuis quelque temps, chaque fois que je regarde mon père, je trouve qu’il ressemble de plus en plus à ce portrait ! Il n’est pas nécessaire que tu m’en fasses un nouveau, celui-ci me convient parfaitement !”.
La morale de cette histoire est qu’une culture africaine- comme toute autre- ne peut exister qu’en tant que culture tronquée, tronquée par le regard, celui des autres et celui des Africains eux-mêmes. L’ Afrique que j’ ai fuie n’est ni l’Afrique des ethnologues et autres africanistes ni celle à laquelle les afro-américains et les rastamen britanniques diasporisés se réfèrent . C’est une Afrique qui ressemble chaque jour davantage à l’image brouillée que les média occidentaux nous renvoient entre guerres famines et tam tam. La seule image disponible à ce jour. Que faire donc de cette image? Moi je la garde et je la soigne selon les termes de ce proverbe soudanais: “La folie que tu connais est certainement moins dangereuse que celle que tu ne connais
pas !”
Quand je dis que je la soigne, je pense à cette “tradition” africaine de soigner les produits de la modernité industrielle à l’image de ces machines importées d’Europe et qui arrivent en Afrique sans manuel d’utilisation et sans pièce de rechange. Des machines que les Africains doivent réinventer dans l’urgence à la mesure de la nécessité.

Soigner l’image de l’Afrique implique une logique de récupération où personne n’est à exclure, pas même J.H. Martin ou J. Clair, ni S. Vogel. Ces “artafricanistes” sont utiles à l’art des Africains, parce que jusqu’à nouvel ordre, il n’y a qu’eux qui s’y intéressent et de ce fait, ils définissent un terrain de débat autour de l’art africain.
A l’aube de l’époque coloniale, les européens avaient le choix entre deux attitudes: soit fraterniser et partager avec les extra européens conquis, et accomplir avec eux le rêve de bonheur de la civilisation humaine , soit dominer , exploiter et exclure des êtres qui etaient pourtant entièrement disposés à rejoindre l’ Utopie des dominants. Aujourd’hui à l’ aube d’ une libéralisation globale, les Européens se trouvent devant le même dilemne éthique: partager avec les pauvres pour retrouver un humanisme perdu ou pactiser avec les riches pour récupérer la part du butin nécessaire à la restauration de l’ Utopie délabrée dans laquelle ils espèrent survivre. Bien entendu, mon racourci historique peut apparaitre trop abrupt pour saisir la complexité de l’ antagonisme qui caractérise le monde contemporain.Cependant ma schématisation reste en parfaite concordance avec les schématisations opposées qui revendiquent les “ guerres des civilisation”au nom du capital symbolique occidental. La guerre du Bien contre le Mal, que les pays les plus riches, derrière G. Buch( Père et fils!) entendent mener contreles pays les plus pauvres, derrière Saddam - Ben Laden, incarne une schématisation trop grossière pour pouvoir oblitérer la complexité des parts de marché à partager en butin de cette guerre ethnique mondiale qui nous guette à chaque fois nous allumons nos téléviseurs.Peut être que tout cela nous éloigne de l’ art africain contemporain tel qu’il est célébré par l’ethno esthétisme des Européens, mais, peut être que pour nous rapprocher de la réalité que vivent les Africains aujourd’hui, il est temps de regarder cet autre art africain que les Européens ignorent : celui de la survie.



_________________________________ (1) Susan Vogel, Africa Explores, 20th. Century African Art, 1991, Centre For African Arts, New York City , p. 14-25.
(2) Ahmed Bechir “Bola”, Art et identité culturelle au Soudan : Le cas de l’ Ecole de Khartoum, Thèse de Doctorat soutenue à Paris I, Déc. 1984.
(3) Sidney Littlefield Kasfir , L’Art Contemporain Africain, Thames & Hudson , Paris 2000, p. 172.
(4) Jean -Yves Jouannais, Catalogue de l’ exposition “Un Art Contemporain d’Afrique du Sud, Editions Plume et l’ Association Francaise d’ Action Artistique, 1994 .
(5)Michel Leiris, Miroir de l’ Afrique, Gallimard, 1996 , p. 28.
(6)Jean Hubert Martin, Magiciens de la Terre, Edition du Centre Georges Pompidou, Paris 1989, p.8
(7) Michel Leiris, Cinq Etudes d’Ethnologie, Denoël/Gonthier 1969, p. 87
(8), Ibid. p.. 106-111.
(9) Ibid.
(10) Ibid.
(11) Ibid.
(12) Ibid
(13)Ibid.
(14) Miroir de l’ Afrique, p.415
(15)Ibid p. 1391 .
(16) J.H. Martin , Préface du catalogue ” Magiciens de laTerre ”, p.8
(17)Ibid
(18) Ibid
(19)Ibid
(20)Voir introduction de Prat et Raspail pour le catalogue” Partage d’ exotisme”, p. 15.
(21) Ibid p. 10
(22 ), Ibid p.8
(23) Ibid p.9
(24) Ibid p.9