Domessargues le 05 /05/1999
Cher Jean-Hubert Martin,
Suite à votre lettre du 8 mars 1999, je vous envoie ci-joint, quelques documents comportant des textes personnels.
En parcourant ces documents dont certains remontent au début des années 90, je me suis aperçu qu’une partie considérable de mes propos traite du phénomène de l’art africain.
Pourtant mes intentions artistiques initiales étaient très éloignées de ce domaine. Peut-être que mon intérêt pour l’art africain est lié à mon séjour en France durant ces deux dernières décennies. Il m’est en effet arrivé de nombreuses fois, où en tant qu’artiste, on me renvoie à mes origines africaines et à une certaine image de l’Afrique. J’ai été contraint – moi, artiste venant d’Afrique ! – de considérer l’art africain plutôt comme une entrave à mes projets artisituqes que comme un cadre propre à leur épanouissement. « C’est quand même ton identité et tes racines ! » s’indignait un ami jamaïcain qui a toujours résidé à Londres, à qui je disais qu’il n’y a pas d’art africain.
Aujourd’hui je me dis parfois que tant mieux si mon nom figure dans les fichiers de quelques organisateurs d’expositions d’art africain. Ces quelques dizaines de personnes dispersées dans les capitales européennes, souvent liées à des organismes internationaux, et impliquées, d’une manière ou d’une autre, dans la présentation des productions artistiques extra-européennes en Occident, sont la seule possibilité pour les créateurs africains de montrer leur art au monde.
« No problem » si les artistes « africains » concernés sont en conformité avec les normes de l’art-africainisme du moment où il s’agit de leur choix, mais moi, quand je dis que je ne suis pas d’accord avec ces normes je risque de me trouver ignoré – voire maudit – par les seules institutions qui pourraient m’aider à montrer mon travail.
L’art africain est un grand malentendu éthique et j’essaie d’en profiter sans l’aggraver mais cela ne me laisse qu’une étroite marge de manœuvre. Moi, artiste né en Afrique, n’ayant aucun enthousiasme à porter le fardeau de l’artiste africain, je sais que les seules occasions qui m’ont permis de présenter mon travail au public, en dehors de l’Afrique, sont des occasions de type « ethnique » où d’autres m’attribuent le rôle de « l’autre africain » dans des lieux conçus pour ces rituels saisonniers où une certaine Afrique est « à l’honneur ».
Cette situation qui ne manque pas d’ambiguïté me donne l’impression d’être un otage de cette machine étrange qui intègre les artistes nés en Afrique dans le monde de l’Art tout en les excluant dans une catégorie à part.
Quand je dis que les artistes africains ne constituent pas une catégorie cela étonne davantage les observateurs européens que les amis artistes nes en Afrique, peut-être parce que les artistes nés en Afrique ne se reconnaissent comme artistes africains que par rapport à l’Europe . Peut-être que l’art africain n’est pas concevable en dehors de l’Europe ou peut-être que « l’art-africanisme » est la seule catégorie artistique européenne où une place leur est réservée.
Moi, artiste né en Afrique (ça c’est une catégorie !), je pense que ce qu’on appelle l’art africain contemporain n’est qu’une évolution possible de la tradition européenne, et que si, à notre époque, on favorise, la production artistique des Africains au lieu de celle des Esquimaux ou celle des Amérindiens, cela ne tient pas à la qualité artistique de cette production africaine mais plutôt aux circonstances de l’évolution de la pensée esthétique européenne. Le jour viendra où l’esthétique européenne tournera le dos à l’art africain pour d’autres catégories plus aptes à porter ses attentes.
Quelles sont donc ces attentes de l’esthétique européenne qui poussent les Européens à s’inventer leur propre art africain ? Un art africain que les Africains ne voient jamais car cet art est souvent produit en Europe pour les Européens qui le collectionnent, l’exposent et en font un objet de réflexion esthétique.
La principale attente de l’esthétique européenne est éthique, (nous n’avons plus de sacré depuis que nous avons mis le Christ au musée, écrit P. Gaudibert, qui voyait dans l’art africain une immense réserve du sacré). L’éthique permet aux hommes de se définir par rapport à eux-mêmes, de définir les limites entre le bien et le mal, de fixer les normes de la vie et de l’art etc.
Or si l’obsession éthique européenne se focalise sur l’Afrique c’est peut être parce que c’est en Afique où les Européens se sont comportés, et se comportent encore aujourd’hui, de manière dénuée d’éthique.
Ainsi ces âmes troublées se livrent régulièrement au rituel du « lavement des peids » des africains dans ces manifestations artistiques européennes où l’Africain est consacré artiste ayant son faire-valoir « dans le sang » !
Oui, mon nom figure dans les fichiers de quelques organisateurs d’expositions d’art africain, et on m’invite de temps en temps à participer à des manifestations « art-africainismes ». Je trouve ça plutôt bien car ces manifestations m’offrent une formidable plate-forme pour semer le doute sur les fondements de « l’art-africanisme » parmi les participants au risque de me faire « accepter » comme « l’anti-artiste africain » qui s’agite au sein de l’institution. Mais je suis optimiste car le monde change de plus en plus vite et de plus en plus de gens sont critiques à l’égard de la catégorie « art africain ».
Hassan Musa