الاثنين، ١ كانون الثاني ٢٠٠٧

Quel musée Branly?(débat artafricanisme)

Quel musée Branly ?


Le Musée du Quai Branly : Quelle(s) image(s) pour quel musée ?

Le Musée du Quai Branly :
Quelle(s) image(s) pour quel musée ?
Rencontre Les Jeudis de la Sorbonne du 3 mars 2006, avec :
Philippe Dagen : critique d’art au Monde et Professeur à l’Université Paris 1.
Maureen Murphy : historienne de l’art et enseignante à l’Ecole du Louvre.
Hassan Musa : artiste peintre et calligraphe, auteur et illustrateur de livres pour enfants et enseignant.
Germain Viatte : responsable du projet muséologique du Musée du Quai Branly.
Jessica Oublié, modératrice :
Le Musée du Quai Branly, souvent considéré comme le musée Chirac consacré aux Arts Premiers, a fait l’objet d’une polémique très houleuse du milieu des années 90 jusqu’à son actuelle construction. Faut-il faire une différence entre l’objet ethnographique esthétisé et ce que l’on pourrait appeler la scientificité de l’objet d’art ? De quoi parlerons nous au Musée du Quai Branly : d’art ou d’ethnographie ? Si le problème n’est pas simple, c’est qu’à celui-ci s’ajoute la question d’un département art contemporain dans lequel seront exposés des artistes dits non occidentaux. Mais sur quels modes et quels critères ces artistes seront-ils choisis et exposés ? Enfin, si la nature de ce musée peut paraître ambiguë en ce qu’il souhaite faire « dialoguer les cultures » d’une part, organiser des expositions thématiques pluridisciplinaires d’autre part, ou encore favoriser la recherche sur un plan international et développer des liens étroits avec des universités, en quoi le Musée du Quai Branly sera-t-il tourné vers ce que Jacques Chirac nomme « une ère post-coloniale » ? Quel type de public y sera attendu et surtout quelles relations seront entretenues avec les pays d’origine des œuvres présentées ?

Quai Branly Museum inspired a lot of images come to your mind when you think about it and its creation. Its name is linked to primitive art and Jacques Chirac. It’s also possible to think about this controversial media coverage, which opposed this institution to Human Museum. After a media “battle”, we will try to analyze the different reasons of the institutional silence around the creation of this museum from the 90’s up to now. What is the place of Quai Branly museum in cultural French landscape ? What kind of works could the public find in it ? Ethnographics objects or works of art ? What are the criterions, which define an artistic work ? Are those criterions usable for the analysis of all societies productions all around the world ? Is the Quai Branly a museum of art or of ethnography ? Can a museum of art expose the same objects than an ethnographic museum ?
First, it is because of the duality between artistic object and scientific object that the Quai Branly Museum controversy began. Secondly, it is the question of public, which turned out to be a problem. Which public is targeted by the Quai Branly Museum ? Researchers or art amateurs ? How will museography organize the meeting of different cultures ? Does cultural dialogue admit the circulation of works to new spaces of exhibition (different than Quai Branly Museum) ? Is it an alternative to the question of restitution of works to their native country ? If Quai Branly Museum is turned toward a post colonial area, will the showing of non occidental artists be granted a good place in its contemporary art section ? How will this section be integrated in the museum with regard to other sections of the museum ? To put it in a nutshell, which image the Quai Branly Museum would like to give to its public ?

Pour dépasser les positions art /anthropologie, pourriez-vous esquisser une genèse du projet de création du Musée du Quai Branly depuis le début du siècle en passant par l’ouverture du Pavillon des Sessions ?
Maureen Murphy : Il y a eu une polémique qui a été suscité par la création du Musée du Quai Branly et surtout par l’ouverture du Pavillon des Sessions au Louvre, où l’on a vu s’opposer les tenants d’une approche contextualisée au formalisme de Jacques Kerchache. On pourrait prendre parti pour l’une des deux positions mais cela ne ferait pas avancer le débat. C’est pourquoi le restituer dans une perspective historique permet de dépasser ces deux positions. L’enquête de Félix Fénéon qui se posait la question des arts non-occidentaux au Louvre durant les années 1920 est souvent citée à ce sujet. Pour comprendre le contexte des années 20 et surtout leurs enjeux spécifiques, il semble nécessaire de retracer l’histoire de la réception des arts non occidentaux, de la fin du dix-neuvième siècle à nos jours, afin de comprendre comment on est passé d’un statut pour ces objets de simple expression d’une réaction à un environnement donné, au statut d’objet de culture à celui d’objet d’art et même de chef-d’œuvre.
Tout au long du 19ème siècle et surtout pendant la seconde moitié du 19ème siècle, faits culturels et faits biologiques sont envisagés conjointement. Les productions culturelles sont considérées comme les prolongements du corps, comme l’expression de la race. Et selon les critères de la hiérarchie évolutionniste, les populations non occidentales sont considérées comme au bas de l’échelle de l’évolution. Dans cette optique leurs productions culturelles sont considérées comme l’expression d’un niveau de développement inférieur par rapport au stade sur lequel se situent les populations occidentales. Dans les musées, cette vision s’exprime d’un point de vue muséographique par une classification des objets qui part de ce qui est considéré comme le plus rustique jusqu’aux formes les plus complexes. Ce qui qualifie la muséographie de cette époque, c’est l’accumulation et l’utilisation de panoplies, de trophées, d’armes et d’objets pour dire la puissance de l’empire sur des populations non occidentales, et donc la domination de la civilisation occidentale.
Au musée du Louvre, on a une ouverture du musée de la marine en 1837 où sont exposés des objets que l’on rapporte d’Océanie, d’Afrique, aux côtés de maquettes de bateaux ou de ports, afin d’exprimer l’idée de faste de l’empire, de la nation. Ce musée est dédié au mouvement de l’industrie des peuples « sans cultures » grâce aux conquêtes navales. L’idée est de faire valoir la marine, les découvertes navales sur des peuples du côté de la nature, donc sans culture.
En 1850 est crée le musée ethnographique du Louvre, où se trouvent des objets de Chine, du Japon, d’Afrique, d’Océanie. On s’intéresse aux moeurs et usages et moins à l’idée de la conquête et de la supériorité occidentale. Une distinction se fait entre l’idée d’art exposé au Louvre, détaché des contingences de l’histoire, et les objets non occidentaux qui sont relégués du coté des mœurs et usages, de la fonction dans cette optique fonctionnaliste de l’époque. Les objets ici sont classés par provenance et par matière et pas mélangés comme au musée de la Marine. En 1850 est crée le Musée Américain au Louvre. S’ouvre un débat entre Jules Ferry et le conservateur des antiquités américaines par rapport au statut à donner à ces objets : le premier considère ces objets comme des témoignages historiques tandis que le second aurait préféré qu’ils restent au Louvre à côté des collections égyptiennes. En d’autres termes, il y avait déjà au 19ème siècle des débats sur la manière de classer ces objets en fonction de l’idée que l’on se faisait des cultures.
A la fin du 19ème siècle, il y a une remise en question à la fois dans la discipline anthropologique mais aussi en Histoire de l’art. On glisse de cette forme d’appréhension à une forme d’humanisme. On prend en compte les objets non occidentaux comme productions culturelles. Les muséographies changent aussi. Dans les années 20/30, des galeries privées présentent des objets sous l’angle de l’art. Exemple de l’exposition à la Galerie du Théâtre Pigalle en 1930 où les objets sont individualisés et présentés non selon une provenance géographique et chronologique mais pour leur impact plastique.
Comment expliquez vous cette évolution vers un respect des identités culturelles et de la provenance dans la mise en exposition au Pavillon des Sessions et au Musée du Quai Branly ?
Maureen Murphy : Dans les années 30, on commence à envisager ces objets sous l’angle de l’art, mais la vision raciale n’est pas oubliée, on a une stratification des regards qui se fait progressivement. Pour citer Waldemar Georges qui dans les années 30 s’insurge contre l’engouement des artistes : « l’art nègre doit être envisagé du point de vue de la perfection formelle et non dans la mesure où il est exotique et sauvage ». Le fait de l’envisager sous l’angle de l’esthétique ne doit pas annuler tous les autres points de vues. Aujourd’hui, le contexte est différent, on ne contre plus l’évolutionnisme et le darwinisme. Toutefois, l’accrochage du Pavillon des Sessions peut sembler quelque peu dérangeant car il est plus révélateur d’un certain goût occidental que d’une réelle prise en compte de la diversité des productions culturelles de ces pays. Je pense qu’au Musée du Quai Branly la présentation sera différente du Pavillon des Sessions mais le public s’attend à ce que cela soit le contraire.
On parle du Pavillon des Sessions comme étant la vitrine du Musée du Quai Branly au Louvre, qu’en est-il ?
Germain Viatte : Je voudrais rappeler que cette situation de la hiérarchie des arts ne s’étend pas seulement à l’opposition de l’occident et du non occidental. De même que la muséologie ne se distinguant pas comme on pourrait le croire ici en parlant de ce sujet : d’un côté le bazar des cultures non occidentales et de l’autre une muséologie absolument claire. Il suffit de se rappeler de ce qu’était le cabinet du Sommerard pour se rendre compte que l’accumulation, la juxtaposition, le mélange des genres, notamment pour les arts décoratifs mais pas seulement, étaient une sorte de règle dans la muséologie du 19ème siècle. L’autre chose qu’il faut rappeler, est que tout le débat de l’art est un débat autour de la notion d’académie. Cette notion est fondée sur la renaissance et le retour au monde antique. Et tout ce qui est extérieur à ce débat devient autre, lointain et à la limite inquiétant. Et c’est vrai aussi pour le Moyen Age. Dans la terminologie, quand on évoque le “primitif français”, on se réfère aux gens de l’avant Renaissance, avant le retour à l’Antique.... Il faut se garder d’une vision manichéenne ou une position un peu simpliste.
Le Pavillon des Sessions n’a jamais été la vitrine du Musée du Quai Branly. Le Pavillon des Sessions s’inscrit dans une sorte de stratégie qui s’est constituée peu à peu dans l’esprit de jacques Kerchache. Son idée consistait en l’égalité des cultures et le retour (ou présence) au Louvre de cultures non occidentales. Cette inscription à l’intérieur du Louvre est réduite en surface et dans son concept puisque c’était exclusivement dans le choix de Kerchache des sculptures et précisément pour essayer de trouver un point d’égalité entre les différents éléments. Ce n’est donc pas une préfiguration mais une étape. Etape d’ailleurs très précieuse car cela aura contribué à changer la perception d’un certain nombre de personnes qui croyaient que ces arts là n’avaient pas d’histoire, qu’ils n’avaient pas de règles spécifiques, qu’il y avait peu de différences entre ce que l’on pouvait montrer au marché de Maubert et ce qui pouvait être présenté au Louvre. Bref, on a réintroduit une certaine distance à tous points de vue.
En tant que premier relais vers le grand public, quelle a été le rôle de la presse et du Monde surtout dans ce que l’on a appelé la polémique du Musée du Quai Branly ?
Philippe Dagen : Le mot polémique me semble excessif. Je ne peux pas répondre au nom de la presse mais tout au plus au nom de quelques amis qui écrivent avec moi au Monde. Rétrospectivement, je porte un regard extrêmement partagé sur les conditions médiatiques qui ont entouré les créations du Pavillon des Sessions et du Musée du Quai Branly. J’ai fait l’expérience de la réticence, pour ne pas dire de la mauvaise volonté, avec laquelle un certain nombre de conservateurs du Musée du Louvre, au moment où le projet du Pavillon des Sessions commençait à prendre forme, accueillaient l’idée même que des objets venus d’Afrique ou d’Océanie ou d’autres parties du monde, soient présentés dans les mêmes salles que la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace. J’ai entendu à ce moment là des propos qui sous-entendaient que ces objets n’étaient pas dignes du même intérêt qu’un Fragonard ou un Georges de La Tour.
De ce point de vue, la création du Pavillon des Sessions pouvait apparaître comme une mesure à caractère essentiellement symbolique, plutôt heureuse. Ayant été prié d’assister au premier dimanche d’ouverture du Pavillon des Sessions au public, je me souviens avec un certain amusement, de la mine déconfite de certains et de la jubilation d’autres.
Il existait à l’époque dans le jargon journalistique, un ventre de Une, un papier de 150 lignes environ que l’on mettait en première page avec un effet d’affichage. Le Musée du Quai Branly avait appelé la rédaction du Monde afin que le reportage que j’avais rédigé sur ce dimanche soit le ventre de Une du lundi. Il y avait là une volonté de présentation, d’affichage. Ceci étant, j’ai énormément de réticence par rapport au mode de présentation du Pavillon des Sessions. Je ne suis que partiellement d’accord avec la manière dont l’histoire de cette muséographie a été esquissée. Jusqu’à présent Maureen Murphy et Germain Viatte, ont donné une vision assez soft des choses.
Germain Viatte a raison de dire que la muséographie de style bazar était un acquis ou une tradition du 19ème siècle français, européen et américain. Le fait que le musée présente pêle-mêle des objets de différentes origines et de différentes significations, était une tradition. Nous sommes en 2006. A partir de quand a-t-on commencé à porter un regard de nature artistique sur ces objets venus de ces civilisations que l’on appelle toujours non-occidentales ? Il y a exactement un siècle.
1906 c’est la date du séjour de Derain à Londres. Visitant le British Museum, il tombe sur des objets venus de Nouvelle Zélande. Il écrit une lettre à Matisse dans laquelle il lui explique qu’il vient de voir là quelque chose d’absolument étonnant. Donc, en 1906, porter un regard de nature artistique ou esthétique sur ces objets apparaît comme un évènement qui à un caractère de rupture. Celui-ci est le fait d’un artiste. Ce n’est pas le fait d’un ethnographe, ce n’est pas le fait d’un anthropologue, ce n’est pas le fait d’un politique à plus forte raison. Tant qu’il est question de ces objets que naturellement on collectionne (Musée du Trocadéro, musée de Tervuren), se développe toute une littérature faisant objet de classification.
Dans le catalogue d’exposition de Tervuren, on lit qu’il ne saurait en aucun cas y avoir une manifestation de sens esthétique chez les nègres. Il y a deux choses : Certes, la tradition du pêle-mêle existait et le musée du Trocadéro était un exemple flagrant mais où l’on ne traitait pas plus mal l’Afrique, l’Océanie, la préhistoire et certaines périodes archéologiques. Il y a d’autre part, et il a fallu attendre les années 20/30 pour que cela commence à changer, pour que l’on commence à qualifier artistiquement des objets qui avaient la valeur de fétiches.
Pour en revenir au Pavillon des Sessions, ce qui continue à me gêner dans sa présentation, c’est qu’on est passé d’un extrême à l’autre. Le Pavillon des Sessions est une présentation de chefs d’œuvres. Qu’est ce que cela veut dire par rapport au regard que l’on porte sur des objets ? Qu’est ce que cela veut dire par rapport au regard que l’on porte sur une culture dont ils sont issus ? Est-ce que c’est justifié de présenter à quelques mètres de distance des objets qui viennent du Niger, de l’Ile de Pâques et d’autres des Etats-Unis ? Il me semble que l’on simplifie la question à l’extrême. Après une période où ces objets n’étaient considérés que comme des curiosités relevant de superstitions contre lesquelles naturellement l’Occident s’était élevé, on est passé à l’extrême inverse : ce sont de belles choses. Je crois que ce ne sont ni des objets de superstitions ni de belles choses et que l’on ne peut pas s’en tenir à ce genre de définition.
Germain Viatte : Le regard (ce sera l’un des 1ers grands sujets du Musée du Quai Branly) a beaucoup évolué du 16ème siècle jusqu’au 19ème, qui a quand même beaucoup contribué à tout catégoriser sur un fond d’expansion coloniale. On peut trouver aux 16ème, 17ème et 18ème des réactions de fascination sans avoir le caractère « raciste » que le 19ème a développé. Bien sûr les artistes ont joué un rôle essentiel dans tout cela. Et cela commence avec Gauguin qui s’intéresse aux formes et va tenter de vivre une sorte d’aventure personnelle en rupture avec l’évêque, le gendarme... Cela s’inscrit encore dans une volonté de rupture avec l’académisme.
J’aurais tendance à penser que ce qui compte par rapport au Musée du Quai Branly c’est l’invention formelle, le savoir faire, et que la notion de chef d’œuvre s’inscrit dans un degré de perception qui peut être observé dans ces différents registres. Encore une fois, Jacques Kerchache avait choisi la sculpture pour réduire le débat et faciliter la comparaison. L’initiative du Président Chirac est parfaitement claire avec le Pavillon des Sessions, même si elle se dilue un peu avec la mise en place d’une grande collection nationale ancienne à laquelle on essaie de donner d’autres perspectives. Le Pavillon des Sessions est véritablement un manifeste qui a été perçu de façon très positive par les représentations diplomatiques des différents pays concernés.

Qu’en est il de l’évolution du projet muséologique du Musée du Quai Branly et surtout comment celle-ci a-t-elle mené à l’idée de construction d’un secteur art contemporain ?
Germain Viatte : La muséologie n’est qu’un aspect d’une institution qui s’inscrit dans l’évolution des musées. Cette institution est une institution à facettes multiples. Elle l’est parce qu’elle se sent aussi l’héritière du passé. Il y a dans cet héritage du passé, ce que le Musée de l’Homme avait inscrit comme une dimension universitaire forte au sein de son programme. La polémique dont vous parliez tout à l’heure était un des éléments de cette affaire. Un marchand va exposer ces objets dans un musée, ils ne seront plus étudiés, qu’adviendra t-il de la recherche ? C’est un ensemble. Et dans cet ensemble, il y a une étape déterminante, c’est le choix du projet architectural. La muséologie est une chose complexe et se présente de façon globale. Pour moi, la muséologie commence sur le Quai Branly même car Jean Nouvel l’a voulu comme cela. Il y a le grand mur de verre, un bâtiment, un jardin, la rue de l’Université. Donc on a tout un parcours. Par le biais de ce parcours, l’architecte, sur la foi d’un programme qui lui a été donné, a essayé de proposer une approche différente des contenus de ce lieu. Dans cette approche, il a voulu dans un rapport très fort avec la nature, inscrire ce lieu dans un feuilleté d’arbres, de hautes tiges, avec le jardin de Clément. Il y a comme une volonté de mise à distance, où l’on trouvera un certain nombre d’œuvres traditionnelles ou contemporaines. Et puis il y a l’aspect scientifique, la présence de la bibliothèque, la présence de salles de cours, la présence de l’action culturelle, etc.
Maureen Murphy : L’architecture me fait penser à un autre projet qui a suscité les mêmes débats : la Bibliothèque Nationale de France. Ce sont deux projets présidentiels qui ont fait l’objet de décisions prises assez brutalement mais qui s’inscrivent dans une continuité historique. Deux projets présidentiels. Deux architectes à personnalité forte et proches des présidents. Et deux projets d’un point de vue de l’architecture qui sont à la fois antithétiques et symboliques d’une opposition nature / culture assez révélatrice. La Bibliothèque Nationale de France incarne l’idée du temple dont il faut gravir les marches pour atteindre le savoir ; une architecture qui est basée sur la culture livresque incarnée par les quatre tours en forme de livres ouverts ; et enfin cette idée d’une nature emprisonnée sous grille, les buissons sous grille, la fosse avec les arbres emprisonnés. A la Bibliothèque Nationale de France demeure une vision de la culture qui est à la fois de l’ordre du sanctuaire, de l’ordre du couvent et du sacré, et une importance de la culture livresque avec une maîtrise de la nature.
Au Musée du Quai Branly le traitement de l’architecture est différent. Il y a une vision de la nature qui se développe sur trois niveaux avec un panneau de verre sérigraphié qui donne sur la rue. Un bâtiment qui joue du mystère, que le spectateur découvre progressivement, et les façades sérigraphiées du bâtiment évoquent des paysages. Ceci est le parti pris d’un architecte, c’est une vision romantique et exotique. On est en droit de se demander où sera la place de l’urbain et du contemporain dans ce bâtiment. Mais peut-être sera-t-elle à l’intérieur ?
Toutefois, ces deux projets sont révélateurs d’une conception d’un rapport nature / culture peut-être un peu dépassé. Cela traduit une image bien spécifique des cultures représentées au Musée du Quai Branly.

Le Musée du Quai Branly a pour projet de développer un secteur d’art contemporain. Deux artistes déjà ont été contactés par Germain Viatte pour exposer lors de la prochaine ouverture du musée. Il s’agit de Romuald Hazoumé et de Shonibare, artistes contemporains africains ayant exposé lors de l’exposition Africa Remix au Centre Pompidou. Hassan Musa, vous êtes un artiste contemporain, vous êtes soudanais et vous avez également exposé l’une de vos œuvres à Africa Remix. Vous êtes régulièrement sollicité par des commissaires pour exposer dans des expositions collectives reposant sur un concept identitaire. Est-ce ce que l’on appelle l’africanité vous interpelle et surtout comment répondriez-vous à une proposition du Musée du Quai Branly sollicitant l’exposition de certaines de vos œuvres ?

Hassan Musa : Je dirais tout de suite « oui ». Prenez-moi s’il vous plaît Monsieur Viatte, Je suis un artiste. Je dis toujours que je suis un artiste tout court. Mais je sais que lorsque je suis invité, quelque part c’est pour ma qualité d’artiste africain. Mais cet artiste africain disparaît progressivement car je me retrouve à exposer aux côtés d’artistes qui ne sont pas tous africains. Et comme je suis de la partie arabophone du Soudan, j’expose souvent aux côtés d’artistes magrébins, ou du monde arabe, l’Orient ou l’Islam. Parfois, je suis un artiste non occidental. Mais c’est un terme que les gens utilisent entre guillemets. Toutefois, je sais que je suis ici aujourd’hui en tant qu’artiste non-occidental. Donc, on n’y échappe pas. Par contre, j’ai découvert que j’étais un artiste dit « non-occidental » lorsque je suis venu pour la première fois en Europe à la fin des années 70. Avant cela, je croyais que j’étais un artiste, c’est-à-dire un héritier du bien commun de l’humanité. En arrivant en Europe, j’ai progressivement découvert que j’étais un artiste non-occidental, fait qui m’a beaucoup perturbé. Car quand on arrive avec une idée de soi et qu’on s’aperçoit que les gens vous renvoient une autre image que celle à laquelle vous pensiez appartenir, vous vous retrouvez au cœur d’un malentendu. C’est pourquoi, lorsque vous me demandez ce que je pourrais répondre au Musée du Quai Branly s’il me proposait d’exposer : c’est oui. Je pense vraiment que ce jeu de relation entre les institutions et les artistes repose sur un malentendu. Toute cette histoire là est une succession de malentendus, entretenue de manière délibérée car beaucoup de personnes y trouvent leur compte.
J’écoute ce qui se dit depuis le début de la conférence avec beaucoup d’attention et parfois, la discussion me semblait très exotique et parfois trop complexe. D’ailleurs ce que j’avais prévu de dire est parti en éclat. Je retiens ces trois axes : l’Occident, l’identité et le dialogue entre les cultures. Ce sont des idées extraordinaires, de véritables machines de guerre, et on tourne autour.
Premièrement, je suis un parfait héritier de l’Occident. Car pour moi c’est ma culture. J’ai été élevé au Soudan, j’ai étudié aux Beaux arts de Khartoum. J’ai quitté le Soudan à l’âge de 28 ans et quand je suis arrivé en France la première fois, je suis allé au Louvre, au Centre Pompidou... Seulement dans le but de vérifier si tout ce que j’avais appris, que je connaissais par cœur grâce aux reproductions, se trouvait bien là. Et je me souviens de ma déception en voyant un nu de Matisse que j’avais aimé en reproduction. La couleur me semblait mal apprêtée. Mais je ne suis pas non plus un artiste occidentalisé, je suis un artiste occidental. Je pense que l’Occident s’est imposé et qu’il a imposé ses repères partout. L’Occident est partout et celui-ci est un univers sans frontière. Que l’on soit orientaux, africains, latinos ou asiatiques... Nous baignons tous dans cet Occident. Cet Occident qui a avalé tout le reste, tous les autres mondes, j’en hérite tout comme vous.
C’est comme lorsque l’on hérite d’une maison et que l’on ne sait pas ce qu’il y a dedans. On se dit propriétaire de tout mais en ouvrant les placards, on retrouve des cadavres. Et bien moi, j’essaie simplement de récupérer la part du butin qui m’intéresse et s’il y a un cadavre dedans, je le prends, je l’enterre et je continue. Les cadavres dans l’héritage occidental sont aussi nombreux que ceux qui se trouvent dans d’autres cultures.
J’ai été élevé dans une tradition arabo-musulmane et je sais très bien qu’il y a beaucoup de cadavres dans ce placard là, et j’essaie de les éviter. Dans cette posture là, je crée à chaque fois le malentendu lorsque l’on me présente comme appartenant à une société, à un groupe ethnique ou à une civilisation... Je me dis aussi que ce type de discussion est parfois un peu exotique. Exotique mais à la fois nécessaire. On se pose des questions sur pourquoi l’Occident qui se dit universel, découvre qu’il y a des peuples, des cultures, des gens qui ne sont pas encore intégrés. Alors que fait-on d’eux ? On essaie de leur inventer une identité. Mais c’est un acte dangereux, car cela implique des classifications. Aujourd’hui, on ne sait pas où mettre ces artistes que l’on a défini comme non-occidentaux. Alors on décide de les mettre dans un musée avec les objets ethnographiques. Très bien, si c’est le seul endroit où l’on peut les voir. Quand le président Chirac demande à Daniel Buren de l’accompagner en voyage officiel en Chine pour réaliser une installation, c’est un autre malentendu. Car on sait très bien qu’il ne s’agit pas là d’un dialogue des cultures mais d’une stratégie pour récupérer des parts de marché.
Le musée a toujours été une machine de guerre culturelle et civilisationnelle. Et cela, tout le monde le sait. A côté de chez moi à Domessargues, il y a un petit village où il n’y a même pas de boulangerie mais un musée du fer à repasser, où quelqu’un tient un discours sur le patrimoine. Je ne sais pas comment on se sort de ce malentendu, mais une chose est sûre, c’est qu’il est confortablement entretenu.
Peut-être que les autres intervenants veulent rebondir sur les questions que se pose Monsieur Musa sur la place des artistes dits non-occidentaux dans nos institutions culturelles et plus précisément au Musée du Quai Branly. Comment s’effectuera le passage d’un secteur ethnographique à un secteur tout autrement artistique puisqu’il y aura aussi une salle de concert, de spectacles, au sein de cette grande institution ?
Germain Viatte : Je suis convaincu que l’esprit de classification dans les domaines qui nous intéressent est absolument effrayant. Dans le domaine de l’art contemporain, ce n’est plus le non-occidental ou l’africain, mais l’homme de 50 ans et l’esthétique x ou y qui se trouve tout d’un coup mis hors circuit. Si j’en reviens à un certain pragmatisme, c’est parce que j’ai apprécié l’attitude que vous avez définie. J’aurais tendance à penser que les musées peuvent devenir parfois, je ne le crois pas trop, une sorte de lieu idéologique peut-être, et économique sûrement. Mais je crois avant tout que c’est un outil. Un musée est un outil de transmission du patrimoine qui a été rassemblé, là en l’occurrence sur plusieurs siècles, et sur lequel nous avons une responsabilité. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de patrimoine venant de cultures qui ont été pour lemoinsdéstabilisées,oùtrèssouventcepatrimoineadisparu,ou est en cours de disparition. Dans la culture occidentale, il y a une volonté de conserver, transmettre, étudier des patrimoines anciens et universels. C’est ce à quoi j’adhère. L’outil en question doit d’abord être mis en œuvre et ensuite on doit savoir l’utiliser.
En ce qui concerne l’art contemporain, nous avons hérité d’une certaine prudence dans l’approche des choses. Car nous étions très soucieux de ne pas donner le sentiment précisément que nous revendiquions une partie du monde au titre de l’art contemporain. Les artistes n’ont aucune envie de se retrouver sous une bannière, dans une classification qui, quoi qu’on fasse, perdure. Et je ne crois pas qu’un objet puisse être qualifié d’ethnographique. Après tout qu’est-ce que signifie un objet ethnographique ? C’est une sorte d’étiquette abusive attribuée à un objet. Un objet reste un objet. Il est libre et on peut l’étudier de différentes façons. Cette diversité des propositions artistiques du Musée du Quai Branly se réfère à cette intention là. C’est-à-dire de pouvoir aborder physiquement dans un espace donné, des objets qui sont très familiers pour notre perception. Sous prétexte de certaines peurs de l’exotisme, il ne faut pas oublier la singularité de ces cultures et de ces objets. Il y a donc une sorte d’exercice pour en même temps ouvrir le regard et en même temps faire connaître les œuvres.
Philippe Dagen : Je vais revenir d’une manière prosaïque sur la situation des artistes contemporains africains. Il existe dans l’art actuel un certain nombre d’instruments de mesures statistiques et numériques dont certains ont servi à l’enquête d’Alain Quemin sur les pays prescripteurs en art contemporain, enquête commanditée par le Ministère des Affaires Etrangères il y a quelques années. Alain Quemin s’était servi pour mettre au point son enquête d’indicateurs financiers, de ventes aux enchères, du Kunst Kompars de la revue allemande Kapital... La conclusion à la fois très simple et prévisible à laquelle il est arrivé, est que l’art africain n’existe pas. En quelques termes que vous regardiez, il n’y a pas de visibilité au plan international à l’heure actuelle pour les artistes venus d’Afrique.
Le Kunst Kompass, qui est un instrument de mesure annuellement réactualisé, se fait fort de citer de 1 à 100 les artistes qui dans l’année écoulée ont été les plus vendus, le mieux montrés, le plus commentés... Tout se joue entre deux pôles, les Etats-Unis d’une part et l’Allemagne d’autre part, qui à eux deux correspondent à environ 80% du théâtre actuel de l’art, à parts égales ou approximativement égales. Dans ce système là, qui est la réalité du marché mais aussi la réalité des expositions, la manière dont les artistes venus d’Afrique sont non pas marginalisés mais purement et simplement oubliés, ce qui vient tempérer un discours universaliste.
Pour en revenir au discours universaliste que vous teniez Hasan Mussa, c’est tout à fait magnifique. En même temps, par rapport à la réalité de la situation et à la réalité de la visibilité qui peut être faite aux artistes, c’est un discours qui a la splendeur de l’utopie. Donc il faut peut-être en tenir compte. Est-ce que le Musée du Quai Branly a vocation de montrer des artistes contemporains, je ne sais pas. Ce que je sais en tout cas, c’est que la situation de l’art contemporain est calquée sur un rapport de force économique. Il y a des préférences nationales en terme artistique et des préférences continentales, et le grand jeu de l’art actuel se joue entre les puissances financières politiques et culturelles, qui ne sont des puissances culturelles que dans la mesure où elles sont des puissances politiques et économiques. Par rapport à cela, les artistes, qu’ils viennent du Soudan ou du Cameroun, ont un poids secondaire sur le plan international. Donc on peut tenir un discours de principe, mais celui-ci est amené à se cogner à la réalité des faits.
Donc on en vient, soit à accepter plaisamment, comme vous le faisiez sous le ton de l’ironie, une proposition d’exposition qui ne vous a pas encore été faite, soit à faire des expositions comme Africa Remix, qui est probablement à bien des égards discutable sur son mode de présentation et de sélection, mais qui relève à mes yeux purement et simplement d’un exercice de contrition pour se donner, une fois par décennie, une relative bonne conscience par rapport à une partie du monde dont les questionnements artistiques au bout du compte ne sont pas pris en considération.
Selon vous, Monsieur Viatte, les publics d’un musée ethnographique peuvent-ils être les mêmes que ceux d’un musée d’art contemporain ? Est-ce en raison d’un fantasme concernant une parenté avec l’originel que les artistes non-occidentaux ont droit de cité au Musée du Quai Branly ?
Germain Viatte : Tout d’abord, je voudrais répondre à ce qui vient d’être dit par Monsieur Dagen et dire que son constat est tout à fait indiscutable et à la fois scandaleux. Il n’y a pas que les artistes africains qui en souffrent. Lorsque j’ai organisé Présence polonaise, aucun des artistes exposés n’était connu. Donc je pense qu’il ne faut pas avoir de point de vue fataliste. Des essais comme Africa Remix tentent de revenir sur une situation pour le moins déplorable.
Pour répondre à votre question, je pense qu’il faut être assez subtil dans l’approche, se garder de principes et à priori, être équilibré dans notre manière de montrer l’Afrique, l’Océanie... Certes, on le fait peu, mais il ne faut pas trop le déclarer, car nous sommes sur un terrain qui évolue rapidement et sur lequel il faut rester vif. Espérons que le Musée du Quai Branly gardera cette vivacité de réaction et que par rapport à sa situation géographique, stratégique, avec en face le Musée d’art moderne de la ville de Paris, le Palais de Tokyo, le Théâtre de Chaillot, il y a quelque chose de l’ordre de la connivence qui fait que l’information circule.
Comment expliquez vous qu’après une exposition comme Africa Remix au Centre Pompidou, il n’y ait que les œuvres de Chéri Samba, El Anatsui, Shonibare et peut être prochainement Barthélémy Toguo qui aient été achetées. La question est, était ce vraiment au Musée du Quai Branly d’accueillir ces artistes ? Cela n’induit-il pas un discrédit de leur contemporanéité au profit de leur identité culturelle ?
Maureen Murphy : Je pense qu’il ne faut pas caricaturer non plus. L’art contemporain est visible partout aujourd’hui. Il est donc intéressant d’avoir un dialogue entre des collections historiques, anciennes, et des collections d’art contemporain comme on le fait au Louvre par exemple. Ce sera évidemment intéressant d’avoir des artistes contemporains au Musée du Quai Branly quelque soit l’origine des artistes invités qui viennent dialoguer avec les œuvres. Mais est-ce que le parti pris du Musée du Quai Branly est d’inviter des artistes de même origine que les œuvres des collections, ou bien de seulement les inviter quelque soit leur origine pour leur qualité d’artiste ? Par contre le risque de tomber dans l’exotisme est grand, tout comme le Musée Dapper en a fait les frais.
Germain Viatte : On peut effectivement faire la liste des risques, comme on peut difficilement juger un musée qui n’est pas encore ouvert. C’est précisément pour cela que je plaide pour la représentation de différents types de manifestions artistiques venues du monde entier, mais malgré tout dans une certaine logique avec les contenus de l’établissement. Je crois que l’inscription de l’art contemporain dans des lieux qui ne sont pas initialement fait pour la réception de l’art contemporain prend une signification.
Philippe Dagen : Mon point de vue est très simple. Mon intervention avait pour but d’insister sur le fait que les artistes vivent et travaillent. En d’autres termes, commencer par faire un état des lieux de la situation économique et marchande est nécessaire. Et il ne sert à rien de se boucher le nez en disant que tout cela pue le fric car, malgré tout, il s’agit de la réalité quotidienne des choses qui se joue dans ces termes là.
Monsieur Musa, vous êtes certainement le mieux placé pour répondre à cette question relative à votre identité artistique mêlée à votre identité culturelle. Vous est-il plus souvent proposé d’exposer sous couvert de votre identité africaine ? Et cela vous demande t-il de redoubler de ruse, d’attention ou encore de vigilance pour pouvoir exposer ?

Hassan Musa : Je voudrais tout d’abord rebondir sur ce qui a été dit par Monsieur Dagen sur le rapport Quemin. Ce rapport est un outil de mesure mais le problème est qu’il contient une certaine ambiguïté. Les artistes existent avant tout en tant qu’individus. Ce sont des créateurs. Quand ils sont achetés sur le marché, ils sont achetés en tant qu’individus créateurs. Le problème que pose le rapport Quemin est que chaque pays achète d’abord des œuvres d’artistes natifs. C’est un problème parce que la France par exemple n’achète pas l’art français. Est-ce que les artistes dits français sont vraiment français ? Qui distribue ce label ? Je trouve que c’est ambigu de parler des artistes en se référant à leur identité nationale. Cela fait vingt ans que j’habite en France, cela fait-il de moi un artiste français ? C’est là que les artistes français peuvent rejoindre les artistes africains en ce qu’ils se retrouvent en position de minorité ethnique quelque part. Je pense que nous sommes piégés par ces regards là sur les artistes. On est dans la situation de l’histoire de la banane.
L’histoire de la banane est un conte africain. C’est l’histoire d’un petit garçon qui mange une banane avec son grand père et qui lui demande : « papy, ce fruit que nous mangeons, pourquoi on l’appelle banane ? ». Surpris, le grand père répond : « d’abord parce que ça ressemble à une banane, ensuite parce que ça a le goût d’une banane, et d’ailleurs tout le monde l’appelle banane ». Autrement dit, mon problème à moi c’est que je ne ressemble pas à une banane et que je ne ressemblerai jamais à une banane française, allemande, etc. Il y a beaucoup d’artistes qui comme moi sont nés en Europe, comme Shonibare qui est né à Londres. Son expérience est celle d’un britannique. Cet artiste comme d’autres n’ont rien à voir avec l’Afrique. Moi j’ai vécu jusqu’à vingt-huit ans en Afrique mais dans ma tête j’ai toujours été ici, je n’ai jamais vécu en Afrique. C’est le regard de l’Autre qui me renvoie à une image d’artiste exotique.
Avant de conclure, nous pourrions parler de la campagne d’affichage qui témoigne dans un sens, d’une volonté de faire dialoguer les cultures.
Germain Viatte : Au sujet des campagnes d’affichage du Musée du Quai Branly "Les cultures sont faites pour dialoguer", je dois vous avouer que je n’ai pas beaucoup aimé cette campagne là. Je crois effectivement que les cultures sont faites pour dialoguer mais je ne suis pas sûr que cette image donne un sentiment de dialogue. Je suis un peu gêné par l’idée que nous ayons choisis une place royale, où ait été enlevé l’obélisque de Luxor afin que lui soit substitué un Moai. En plus, comme j’ai l’esprit relativement précis, cela m’ennuie que le Moai en question ne soit pas au Musée du Quai Branly. Cette place déserte est une contre image en ce qu’elle laisse peu de place au dialogue.
Hassan Musa : Personnellement, le dialogue entre les cultures me fait peur. Parce que quelque part, je pense qu’il s’agit de l’autre versant de la guerre des cultures. Cela suppose qu’il y a des entités culturelles qui sont indépendantes et entières, qui se font face et qui peuvent dialoguer. Et lorsqu’elles ne peuvent pas dialoguer, elles se retrouvent dans une situation de confrontation, de guerre. D’ailleurs, je pense que toute cette histoire de dialogue entre les cultures est une histoire assez suspecte. On suppose qu’il y a un dialogue entre les cultures, et pour cela on va me chercher moi en tant que représentant d’une culture pour que je dialogue avec le représentant d’une autre culture. Ce qui se passe dans ce contexte de dialogue entre les cultures c’est que ces personnes se font les portes paroles de cultures précises. Mais ce sont des catégories d’ordre social, qui ne sont ni éthiques ni culturelles. Nous partageons tous aujourd’hui la culture de marché, c’est-à-dire la version capitaliste de la culture occidentale. Ce dialogue entre les cultures vient d’une volonté de faire naître la paix dans le monde, mais surtout de la prétention des cultures à se trouver des représentants capables de dialoguer avec d’autres cultures. Mais est-ce légitime, je ne sais pas.
Les questions du public :
- Depuis quelques temps, il y a une espèce de mauvaise conscience collective en France, tandis que l’Etat dit plutôt s’engager dans un drôle de jeu de justification. Cela passe, par exemple, par des programmes scolaires où l’on essaie d’introduire de manière législative les bons points de la colonisation. Votre responsabilité tient peut-être à l’aspect muséographique des choses, et je voulais savoir s’il était possible de déjouer ce type de processus ?
Germain Viatte : Le Musée du Quai Branly a la responsabilité de ces 300 000 objets. Dialogue ou pas, les cultures sont très mélangées. La réponse à votre question se trouve dans le respect du travail que l’on a à faire et des objets que l’on a à présenter et vis-à-vis de ce que cela peut induire par rapport à notre propre communauté très mélangée, qui à l’heure de la mondialisation rend cet état de fait très général. Quand on a un certain nombre d’objets à présenter, issus de cultures traditionnelles, le fait de pouvoir présenter des fragments de civilisations, de le faire avec respect et d’en montrer les qualités est un acte de réflexion positive. Cette notion de respect peut se transmettre à des personnes qui seraient tentées de ne pas avoir de respect par rapport à leurs propres origines. Il est extrêmement important de voir que, effectivement, il y a une égalité de position des hommes sur la terre à travers tous les avatars de leur propre culture.
- Quel est le découpage du monde que le Musée du Quai Branly propose ?
Germain Viatte : Le Musée de l’Homme se voulait universel. L’un des points du Musée du Quai Branly était de ne pas inclure les collections européennes, qui étaient très disparates. D’autant que l’on sait aujourd’hui que les musées qui ont à définir l’Europe ont beaucoup de mal à le faire. Le Musée du Quai Branly présente avant tout le monde en dehors de l’Europe. Il s’intéresse surtout aux sociétés traditionnelles avant et après le contact. Mais les collections contiennent des objets issus des temps tout à fait présents. Il s’est posé à moi la question de la thématique, mais je ne suis pas pour toujours tout traiter sur un plan thématique, à la différence du géographique qui permet au moins de savoir où l’on se trouve. L’intérieur du parcours permanent, dit « de référence », est géographique, et en fonction du contenu des collections il devient thématique.
- Benoît de L’Estoile, Anthropologue et enseignant à l’EHESS : La grande chance du Pavillon des Sessions est qu’il se soit trouvé des gens d’arrière garde au musée du Louvre, pour permettre de faire passer un projet d’avant-garde dans les années 20 et d’arrière garde au moment où il a été construit. L’autre chose qui me semblait importante à dire, c’est qu’il y a des différences considérables entre le musée d’ethnographie du Trocadéro en 1878, le Musée de l’Homme en 1938, le Musée des Arts Africains et Océaniens en 1960 et le Musée du Quai Branly aujourd’hui. Mais ils ont tous un point commun en ce que tous ces musées sont les musées des autres. C’est ce qui est le plus étonnant dans la construction du Musée du Quai Branly : lorsque j’en parle à des collègues d’autres pays, c’est le fait de construire aujourd’hui un musée des autres. La question de l’art contemporain est du côté de l’art contemporain des autres. Il faut selon moi être pragmatique, comme Hassan Musa, et se dire que de toutes façons ce musée va être une opportunité formidable. L’enjeu effectivement aujourd’hui est de passer du musée des autres tel qu’il a été conçu au départ pour devenir éventuellement autre chose, qui sera ce qu’en feront les gens qui l’utiliseront.
Y a-t-il un équivalent du Musée du Quai Branly dans d’autres pays que la France ? La réponse est oui. Je pense à d’autres pays anciens colonisateurs comme la Grande Bretagne, la Hollande ou l’Espagne, ou a contrario à des pays comme les Etats-Unis.
Maureen Murphy : Mes recherches portaient sur une comparaison des situations française et américaine. On parlait de décalage tout à l’heure, mais quand on analyse la situation à New York, ne serait ce que sur la question du nom à donner au musée : « Musée des Arts Premiers », « Musées des Arts et Civilisations »... C’est un débat qui a eu lieu à New York dans les années 60, autour de la création du musée des arts primitifs de Rockefeller où l’on hésitait entre « le Musée des Arts Indigènes » et « le Musée des Arts Primitifs ».
Il y a, certes un décalage au niveau politique et institutionnel entre la France et les Etats-Unis, où l’on est plus ouvert au privé donc aux initiatives. En France, le centralisme étatique sclérose un peu les choses et c’est pourquoi on obtient des réactions un peu brutales, comme la Bibliothèque Nationale de France et le Musée du Quai Branly qui sont des projets présidentiels qui viennent briser le consensus.
Germain Viatte : Je ne suis pas sûr que le modèle d’initiative privée dont vous parlez ait accouché d’institutions culturelles très intéressantes. Ce n’est pas du tout le même type de concept.
- Chaque pièce allant être exposée au Musée du Quai Branly a aujourd’hui un pedigree, c’est-à-dire que l’on sait à peu près d’où viennent ces œuvres. Que ce soit du continent africain, océanien, asiatique... Ma question s’attache surtout à la légitimité du Musée du Quai Branly en tant que tel. Est-ce qu’un jour on s’attachera à rendre ces œuvres à leurs pays d’origines, quand on sait la manière un peu rocambolesque par laquelle elles ont quitté leurs territoires pendant la période de la colonisation ?
Germain Viatte : La question doit être posée mais est-ce que vous avez la réponse ?
- Ma réponse est qu’il faut rendre ces œuvres car elles participent à l’éducation et à la formation du monde. Je pense qu’il est difficile aujourd’hui pour un africain de rentrer en Europe et de visiter un musée. C’est-à-dire que si j’ai un parent qui décide de venir visiter le Musée du Quai Branly, il ne pourra pas parce qu’il n’aura pas de visa. Ce musée est donc réservé à ceux qui vivent ici. En d’autres termes, celui qui vit au Congo ou à Abidjan n’aura pas la chance de voir les pièces qui sont aussi leurs biens.
Germain Viatte : Quand je disais que nous avions la responsabilité de ces objets, je le disais en pensant réellement que ces objets appartiennent à d’autres horizons culturels. Et que leur arrivée a parfois été rocambolesque... Il me semble toutefois que la question de la restitution doit être prise d’un point de vue pragmatique. Nous devons essayer de voir la situation réelle dans laquelle ces musées pourraient se retrouver, de savoir quelle est la formation réelle des personnes qui pourraient s’en charger, et la réponse que j’ai trouvée et qui n’est pas si évidente que cela, c’est de travailler ensemble sur des projets d’expositions réalisées à partir du contenu des collections. C’est un point de vue qui n’est pas une échappatoire, car il faut sortir de ce débat, qui est une sorte de débat historique sur la situation des objets, le colonialisme et le post-colonialisme, pour se trouver devant un problème d’information, de prise de conscience et de capacité de voir les choses. Mais pour que cela fonctionne, il faut que cela soit basé sur une relation multipartite, triangulaire et plus, et que ce soit non seulement la nouvelle disposition des objets illustrant l’origine du lieu, mais aussi l’ouverture que l’on essaie d’établir. Il me semble que l’ouverture est un élément très important dans notre travail et qu’il fait assez souvent défaut dans cette réclamation qui est produite régulièrement.
- Mais des Présidents africains, comme l’ancien président sénégalais Abdou Diouf, ont réclamé la restitution de certaines œuvres qu’il a mentionné comme siennes, c’est-à-dire fruit d’une culture, et d’une patrie à la mémoire souffreteuse du fait d’un patrimoine culturel en fuite. La question aujourd’hui est moins celle de l’héritage mais plus celle des héritiers à qui il manque des objets de connaissance du passé.
Hassan Musa : Il y a deux ans, j’ai assisté à une discussion comme celle-là en Allemagne, en collaboration avec le Musée de Hanovre et le bureau culturel français. Le thème du débat portait sur ce qui devait être fait de ces objets dans les musées européens et donc de la restitution. Ce musée à Hanovre s’est retrouvé avec plus de mille objets pas forcément esthétiques (lances, cuillères, flèches en bois...) dont ils ne savaient pas quoi faire. Jusqu’à ce que quelqu’un ait l’idée d’inviter des artistes contemporains africains pour leur proposer d’intégrer ces objets dans des installations. Le but était de redonner une nouvelle vie à ces objets. Mais le problème est que ces objets n’appartiennent pas aux conservateurs. Leur rôle est de conserver et pas de donner à qui leur semble juste. Rendre ces objets aux Africains quand ils sont réclamés par des cultures, des sociétés, des gouvernements... Alors oui, il faut le faire.
Michel Leiris, dans Afrique Fantôme, raconte comment lui et Marcel Griaule ont volé ces objets aux villageois. Mais le problème de la restitution est le destinataire. A qui faut-il vraiment rendre ? Quand le Pape Jean Paul II s’est rendu à Khartoum il y a quelques années, je me souviens que les autorités islamistes lui ont offert un morceau d’une fresque datant du 13ème siècle. Alors s’il faut rendre aux Africains leurs objets, il faut tout rendre. C’est-à-dire l’argent, le pétrole, l’or et les vies brisées. Il y a deux semaines le PDG de Total Fina disait que le groupe avait réalisé cette année 10 Milliards de profit. Mais il n’a donné que quelques miettes à Africa Remix. Avec un milliard on peut construire, j’en suis sûr, des écoles et des dispensaires dans tous les villages en Afrique. Mais dans ce cas, il faut tout rendre. Pas seulement les objets de musées. Et alors les enjeux deviennent autres...
Nous tenons à remercier très chaleureusement Philippe Dagen, Maureen Murphy, Hassan Musa ainsi que Germain Viatte, pour leur participation à cette conférence et leurs apports à la question du positionnement d’un musée tel que le Musée du Quai Branly au sein du monde occidental.
Cet article a été rédigé à partir d’une conférence publique donnée le jeudi 2 mars 2006, lors du cycle de conférences “ Les jeudis de la Sorbonne ” consacré au thème : « Paris : De la création à la visibilité de l’œuvre » ? Ce cycle de conférences est organisé par l’IUP Métiers des Arts et de la Culture de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Cette conférence consacrée au Musée du quai Branly : quelle(s) image(s) pour quel musée ? a été organisée et transcrite par Adeline Bourdillat, Jessica Oublié et Joffrey Priot.

12 juin 2006
Dernière modification le 13 juin 2006 à 17h31